Lettre vagabonde – 24 mai 2006
Cher Urgel,
Dresser des listes est devenu une activité très répandue à l’heure actuelle. Les agendas, cahiers, carnets, feuilles mobiles et fichiers d’ordinateurs se remplissent à vue d’œil. Pour justifier ses nombreuses occupations, on n’a qu’à ouvrir son agenda et tourner les pages noircies devant l’interlocuteur muet d’étonnement. Rien de plus impressionnant pour étaler les activités humaines et matérielles auxquelles on est soumis que de consulter son agenda à la moindre occasion. Ça fait plus d’effet qu’un porte-monnaie rempli à craquer. Certains y voient une raison d’être. La grande mode parmi les personnes à la retraite consiste à crier haut et fort qu’elles sont plus occupées qu’à l’époque où elles travaillaient. S’ensuit une liste interminable d’obligations. On retrouve l’agenda même entre les mains des enfants.
Comme la plupart des gens, l’agenda m’est devenu indispensable. Heureusement, depuis la retraite, des pages vides supplantent les autres sans remords et pour mon grand plaisir. Si jamais Urgel tu m’entends dire que je suis plus occupée que lorsque je travaillais, relègue-moi dans un coin avec l’ordre d’entreprendre un sérieux examen de conscience.
La manie de dresser des listes s’attaque à toute catégorie d’âge. La revue XYZ a lancé au printemps un numéro où les auteurs ont écrit des nouvelles ayant pour thème, les listes. Des textes à faire réfléchir les maniaques qui dressent des listes partout et sur tout. Normand de Bellefeuille avec Le maître des listes décrit le parcours d’un homme qui fait fuir ses amoureuses avec son obsession de dresser des listes en commençant dès le matin, au lit. La nouvelle de Stanley Péan intitulé Mémo : à faire aujourd’hui » dresse une liste à faire dresser les cheveux sur la tête. Dans Les listes Gaëtan Brulotte présente un personnage qui a horreur de figurer sur une liste quelconque. Il ne figure pas dans le bottin téléphonique et insiste sur l’anonymat pour ses dons de charité. À la lecture de ce recueil de nouvelles, je fus amenée à considérer les listes d’un autre œil et à me pencher sérieusement sur les dresseurs de listes.
Il est évident que j’ai commencé par observer mes proches et amis, à examiner leurs listes, histoire de me faire une idée. Certaines listes sont communes à tout le monde. Parmi les listes dites permanentes s’inscrivent le carnet d’adresses, les dates d’anniversaire, les données généalogiques et les dernières volontés. Les listes temporaires concernent plutôt l’épicerie, l’agenda, les cadeaux de Noël et les travaux à exécuter. D’autres dressent des listes spécialisées : les oiseaux répertoriés, les heures consacrées à la natation, au vélo, au ski ou à la randonnée, des listes d’invités, de voyages, des menus hebdomadaires, des livres lus, des insectes tués, du courrier reçu et envoyé ou des sujets à discuter avec les uns et les autres. Les listes recouvrent toutes les facettes d’une vie avec leurs archives, leurs prévisions, les statistiques et les obligations incessantes.
J’ai découvert des experts en matière de listes, des maniaques de la chose, des bolés dans le domaine. Les plus innovateurs exposent aux utilisateurs de modes plus archaïques comme moi leurs listes complètes et complexes sur leur agenda électronique et sous leurs favoris à l’ordinateur. Ces dernières sont lourdes et peu pratiques aux déplacements je trouve. L’avantage, c’est que des quantités innombrables de listes peuvent prendre place sur l’écran de l’ordinateur et donner le profil exact de leur utilisateur. Avec ces fichiers, on peut revenir à sa liste d’épicerie du vingtième siècle et découvrir qu’on ne mangeait ni mangue ni fleurs comestibles à ce moment-là. L’ordinateur a même la faculté d’exécuter les tâches inscrites à la liste : paiement en direct des factures ou le rappel d’une date d’anniversaire à l’ouverture de l’écran. Pour les autres avantages, j’en perds mon latin. Je te soupçonne de faire des listes à l’ordinateur Urgel. Que veux-tu, on ne peut pas être compatibles en tout et partout toi et moi.
Après avoir fait le tour des listes de tout un chacun, je me suis penchée sur mes propres listes. J’ai un aveu à te faire. Ne le répète à personne Urgel. Voilà, je suis une maniaque des listes permanentes et temporaires. C’est bien à contre cœur que je me suis inscrite dans cette catégorie. Inutile de se mentir n’est-ce pas? Je dresse des listes dans de grands cahiers, dans de petits carnets, sur des feuilles détachables. Certaines listes ne servent pas à grand chose. La seule consolation, c’est qu’il n’y a pas l’angoisse de la page blanche devant ce genre d’énumérations.
Il doit bien y avoir une raison d’inscrire à l’ordre du jour ou dans la mémoire les menues et grandes exigences ou plaisirs qu’on attribue ainsi au quotidien. Dans La chasse au bonheur Giono disait : « J’aime citer pêle-mêle : j’y vois plus clair. » J’ai un répertoire de listes permanentes assez imposant. Des carnets noircis de noms, d’obligations, de dates, de citations, de lieux d’événements et quoi encore ont été amassés au fils des ans. Cette manie se justifie peut-être par les propos de l’écrivain Gaëtan Brulotte : « De la liste d’épicerie à la liste des dernières volontés, la liste est ouverte… Vivre, c’est faire des listes, et quand celles-ci s’arrêtent, et avec elles, les projets, apparemment rien ne va plus. »
Les listes sont des boîtes de souvenirs et des projets à venir. Elles sont les points de chute de ma mémoire. Surtout elles réaniment des événements, soulignent de modestes accomplissements et rassemblent autour de moi les êtres qui les ont rendus possible.
En ouvrant mon carnet de randonnées, je remonte la liste jusqu’au 6 avril où une vingtaine de randonneurs ont parcouru une vingtaine de kilomètres au Mont Agut. Des visages et des noms surgissent : Fernande, Pierre, Christiane, Claudine, Odile, Robert, Marie, Jacques, Wiepkje et combien d’autres. Des pas de bonheur ont laissé leurs traces. Mes listes préférées sont celles qui interpellent ainsi la mémoire du cœur. Grâce à mon petit carnet listant mes randonnées, j’ai mis des souvenirs en conserve. J’ai de bonnes réserves pour les jours gris.
Je te souhaite autant de plaisir avec les retombées de ta liste d’invités à ton mariage. Mets-là en conserve avec tes listes permanentes.
En toute amitié,
Alvina