Lettre vagabonde – 30 janvier 2008
Cher Urgel,
Nous sommes des dinosaures chantait le brontosaure au rhamphorhynque. Et avec raison. Deux espèces dignes de ce nom ont droit de s’affirmer. À chacun son identité après tout. Les dinosaures ont fasciné de tous les temps les enfants, les paléontologues et les autres. Ces terribles terriens ont vécu avant nous. Ça rassurait de les retrouver à l’état de fossiles. Une race éteinte quoi. Moi aussi je le croyais. Mais non. La bête est de retour. Sous de multiples formes, le gros animal revient, circule et s’impose.
À chaque nouvelle invention, la précédente prend du recul. Ne t’avise pas de faire réparer un lecteur de disques compacts vieux de six ans. On tentera de te convaincre que la réparation coûtera plus cher que l’achat d’un neuf. Les pièces abîmées risquent d’être introuvables sur le marché. Les appareils ménagers, les outils, les vêtements et les moyens de transport ont une vie de plus en plus brève. Les nouveaux modèles pullulent. Ils sont souvent munis d’accessoires fragiles et inutiles. Les progrès révolutionnaires dans le domaine de l’électronique ont donné naissance à des produits éphémères affublés de l’étiquette de dinosaures après quelques années d’utilisation. Nous sommes devenus une société du jetable en consommant des biens comme les chiens affamés, la nourriture.
Le progrès nous complique souvent la vie au lieu de nous la simplifier. Comme dirait une amie « on n’arrête pas le progrès mais parfois on devrait. » Les nouveaux moyens de communication nous portent à utiliser des appareils où l’absence de voix humaine, de trace personnelle ou de visage, développent une société dépersonnalisée. Aucune parole de compassion ne sort d’une boîte vocale. L’ordinateur possède plus de commandements que la Bible et le Coran réunis. Les guichets automatiques et le service au volant empêchent les humains d’échanger. Il ne reste qu’à consommer encore et encore plus vite.
La consommation à outrance offre un terreau idéal pour la prolifération de dinosaures. D’un côté le tendance vise à se débarrasser des moyens de communication jugés trop lents ou d’une époque soi-disant révolue. De l’autre, les nouvelles inventions ont une durée de vie si précaire que nous sommes entourés d’appareils au vieillissement prématuré. Écrire à la main, correspondre par voie postale, posséder un téléphone sans répondeur ou un appareil-photo non numérique peut susciter la pitié, la risée et même le mépris. Une cuisine sans lave-vaisselle, un salon sans DVD et un cabinet de travail sans ordinateur consacrent son propriétaire à l’ordre des dinosaures. Mais qu’en est-il de tous les nouveaux moyens de communication? Il paraît que des centaines de millions d’ordinateurs sont jetés annuellement. Les téléphones cellulaires suivent le même chemin. Ils sont sans cesse remplacés par des modèles plus perfectionnés.
Où vont tous ces appareils hors d’usage ou désuets? Savais-tu Urgel que la plupart des appareils électroniques de communication contiennent des matières dangereuses et radioactives? C’est peut-être la raison pour laquelle des paquebots chargés de ces rebuts quittent nos pays et accostent sur les côtes de l’Asie. Des ouvriers se tuent à la tâche de les démanteler et en retirer le matériel réutilisable. Le reste est jeté dans des décharges à ciel ouvert quand ce n’est pas dans les cours d’eau. Les dépotoirs sont situés loin de chez nous. Le danger menace les populations qui ne possèdent que les déchets de nos moyens de communication électroniques.
La durée des êtres et des choses est en perpétuelle mutation. Auparavant un individu ne vivait pas assez longtemps pour assister à l’achèvement de la construction d’un grand édifice. L’homme vit plus longtemps, les choses, moins. Le même individu aujourd’hui observe la construction puis la démolition et une nouvelle construction sur un même site. Les récents moyens de communication ne sont pas accessibles à tous. Alberto Manguel constate la faiblesse d’Internet. « Le Web n’est pas universel. Seules les sociétés riches peuvent en bénéficier. Pour des millions d’être humains sur la planète, il reste aussi inaccessible que l’étoile la plus reculé de l’univers. »
Une dernière victime, traitée de dinosaure, est la boîte aux lettres en milieu rural. Il paraît que c’est dangereux et passablement vieillot. Le monde extérieur nous arrive aussi par la boîte aux lettres. As-tu déjà attendu l’arrivée du courrier livré au chemin devant ta maison? Je suis émerveillée de voir une main s’avancer dans la boîte aux lettres, un visage se pencher, l’œil aux aguets. L’auteur Rick Bass parle de son contact avec sa boîte aux lettres en ces termes « un appétit quotidien, une petite envie de courrier, comme une pincée de cannelle sans laquelle la journée serait plus sombre et plus froide. » La boîte aux lettres fait partie du paysage culturel. On a coupé les arbres le long des routes, on élimine les boîtes aux lettres. En général, c’est de la beauté du monde que l’on retire ainsi du paysage. Une certaine laideur teintée d’uniformité la remplace et donne à l’entourage un visage monotone.
Il faut bien reconnaître que ce qui porte de l’âge n’est pas nécessairement archaïque. Les objets qui portent la marque du temps servent parfois à nous raccrocher au nôtre. En ce qui concerne le progrès, Henri Frédéric le définit ainsi : « Mille choses avancent. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf reculent. C’est là le progrès. »
Amitiés,
Alvina