Sur le chemin des gens ordinaires

Lettre vagabonde – 15 octobre 2008

Cher Urgel,

Les rêves les plus saugrenus, les projets les plus simples attirent des centaines de voyageurs vers Saint-Jean-Pied-de-Port d’où ils entreprendront le voyage à pied sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Nous étions deux cents à partir ce matin-là. La veille, quatre cents avaient entamé la route de l’aventure. À Saint-Jean-Pied-de-Port, les marcheurs fraternisent tel l’équipage d’une expédition audacieuse. Les grandes questions pleuvent. Qu’es-tu venu chercher sur le camino ? Qu’espères-tu y trouver ? Qu’est-ce qui t’amène ici ?

Des réponses se rejoignent, d’autres se distinguent. Elles pivotent autour d’une mission dont on s’est chargé ou d’une quête à poursuivre. Un espoir de guérison, se libérer d’une relation malheureuse, panser ses blessures, marquer un temps d’arrêt entre deux carrières, réorienter sa vie, célébrer sa retraite, se consoler d’un deuil sont des réponses fréquemment évoquées. Je suis venue marcher que j’ai répondu. Peu importe les raisons, l’espèce fabulatrice que nous sommes nous convie à l’aventure extraordinaire que procurera le camino. Chargé de tout son saint-frusquin et chaussé des bottes de sept lieux, le pèlerin s’aventurera sur des semaines, voire des mois d’errance comme des millions avant lui.

Mais quelle force entraîne des gens ordinaires à parcourir huit cents kilomètres à pied sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle ? Une poignée de livres que je répondrai. Des auteurs ont raconté leurs aventures, relaté leurs expériences. Ces récits se sont rajoutés à d’autres lus au cours des ans, ont stimulé l’imaginaire et renforcé le goût de l’aventure. Les Allemands sont très nombreux sur le camino depuis que le célèbre comédien H.P. Kerkeling a vendu le chemin à la population allemande avec la publication de son périple. Les Suédois ne jurent que par Agneta Siëdin. Les Brésiliens ne sont pas en reste avec l’écrivain Paulo Cuelho qui a dépassé les frontières de son pays grâce à la traduction de son oeuvre dans plusieurs langues. En France, le Camino francés a été raconté par bon nombre d’écrivains marcheurs dont Jean-Claude Bourlès. Les Sud Coréens possèdent aussi leur écrivain du camino. Au Canada, les écrits d’anciens marcheurs pullulent. On rencontre très peu d’Italiens ni d’Américains sur le chemin de Saint-Jacques. Leur manquerait-il un témoignage écrit ?

La quête de l’ailleurs, la soif de découvertes, le besoin de se dépasser font du voyage à pied un périple d’une richesse inouïe. Nous partons imprégnés des récits d’aventures de ceux qui nous ont précédés sur les routes du monde. Le chemin répond aux rêves mais il impose ses exigences. La raison perd son rôle, le mental perd son temps. Les pieds imposent leur rythme. L’âme doit faire confiance au corps. Le corps détient les marqueurs d’étapes. Lui seul dictera le rythme et la distance de la marche du jour supporté bien sûr par un bon moral.

On a tous nos raisons de s’aventurer sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Le rêve a pris naissance dans la fabulation grâce aux lectures et autres témoignages d’anciens pèlerins. Il n’y a qu’une façon de réaliser pleinement ce voyage : marcher, marcher et marcher. Le chemin veillera sur le reste. Lui seul éveillera la conscience, provoquera de merveilleuses rencontres et offrira une autre vision du monde. J’ai tendance à imiter quelqu’un en affirmant que l’on ne naît pas marcheur, on le devient. Lorsqu’il ne reste qu’à chausser mes bottes pour voyager sur le chemin du bout du monde, l’aventure est assurée. La patience conduit la monture et la supporte aussi.

Le Camino francés de Saint-Jacques de Compostelle est classé patrimoine de l’humanité et premier itinéraire culturel européen. De Saint-Jean-Pied-de-Port à Santiago, le camino porte la mémoire de centaines de milliers de femmes et d’hommes qui l’ont foulé au cours de ses 1200 ans d’existence. Les personnes qui entreprennent le camino sont des gens ordinaires. Les pas ne peuvent pas compter sur le porte-monnaie ni le statut social. La route comme le logement, la nourriture et le quotidien se partagent avec des centaines de marcheurs. Les ampoules, les tendinites, les muscles endoloris et les foulures peuvent s’attaquer à tout pèlerin. La compassion, la générosité et la solidarité font partie du lot quotidien.

Quand je fis part à mon ami Héleyne de mon projet, elle m’a reproché de m’être laissé avoir par la popularité du chemin de Saint-Jacques. Elle avait raison. Je me suis laissé avoir par mes propres fabulations et celles des autres. La vie serait bien monotone sans ce pouvoir de l’imagination. Il n’en demeure pas moins que le chemin m’a laissé être et peut-être même laissé devenir. J’ai baptisé mon sac à dos Sancho, mon fidèle compagnon. Il contenait le strict nécessaire pour l’entretien et la protection du corps, quelques pages et papier pour l’esprit. Mais j’ai réalisé que je portais également d’autres sacs à dos. Ils contenaient des incertitudes, quelques préjugés, de l’émerveillement, de la compréhension et certaines connaissances. Je reviens avec un sac à dos rempli de belles rencontres et d’un regard vaste et pénétrant sur la beauté du monde. Ça remet le cœur à l’endroit. Je te raconterai cela bientôt.

Déjà, je rêve de parcourir à pied d’autres chemins. Voyager à pied est une façon de vivre et peut-être une manière d’être. Marcher tout simplement pour atteindre le monde de la lenteur, le seul qui laisse faire le temps de sentir et de ressentir l’amour pour les êtres et les choses dans leurs plus simples manifestations. « Conquérir le chemin de l’amour ordinaire » écrivait Joël Vernet. Et tout le long du chemin, tel Nicolas Bouvier, « Ramasser ce qui est pour moi, et cela seulement. C’est peu mais c’est pour moi. Voilà pourquoi je voyage. »

Une pérégrine comblée,

Alvina

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