Lettre vagabonde – 17 décembre 2003
Salut Urgel,
Au premier jour froid de décembre, j’entreprenais une marche matinale dans la montagne en face de chez moi. J’ai découvert récemment un sentier étroit et escarpé qui mène à la pente de ski, puis sur les crêtes. C’est le vent qui m’a accueillie dès le début de la montée. Un vent froid, sec et violent. Je n’ai eu qu’à fermer les yeux pour l’écouter se transformer en chutes du Niagara, en tempête maritime, en bourrasque rasant le sommet du mont Jacques Cartier ou celui du Gros Morne. Il balayait les champs enneigés de mes souvenirs.
Il est doté d’un pouvoir évocateur le vent. Il n’y a pas meilleur endroit pour le capter qu’en forêt parmi l’agitation des feuillus et des conifères. Les arbres craquent, les branches s’accrochent et cisaillent. Les troncs se disputent l’espace, se poussent, se pressent les uns contre les autres. Ça gémit, ça crie et ça hurle le vent dans les arbres. Ça joue le ventriloque, ça imite et ça reproduit les plaintes et les bruits. Le vent est accusé parfois de complicité avec les éléments qui se déchaînent : le feu, les inondations, les sécheresses. Malheureusement, il devient par main d’homme porteur d’une menace imminente à notre environnement. Il ne se passe une journée sans que le vent n’intervienne auprès des gens, les sollicite et s’insinue dans leur conversation. Depuis quelques mois, le vent a même rallié les gens des deux côtés de la baie des Chaleurs. La fumée que crachera l’usine de Bennett Environmental Inc. à Belledune transportera des émanations de déchets toxiques dans la baie et sur ses côtes.
Il y a belle lurette que j’ai appris ce que pouvait transporter le vent. Quand les usines de Sudbury ont érigé des cheminées plus hautes, la ville de Sudbury s’est soudainement mise à reverdir. Le sol aride, stérile et d’un brun jaunâtre naguère, retrouvait sa santé et se redonnait une beauté. Malheureusement, c’est à une centaine de kilomètres de là que le vent déposa les discrètes ordures dont on l’avait affublé. Ma belle-sœur dut faire son deuil car son potager fut ainsi contaminé et empoisonné. Voilà un progrès qui transporte ailleurs ses malheurs. J’ai vu sur les sommets des montagnes d’Italie une poudre dorée qui brillait au soleil comme le sable à la plage. C’était les grains de sable du Sahara emportés et déposés là par le vent.
Dans mon enfance, je sentais venir le vent. Il était transparent. Il ne me cachait pas le ciel. Maintenant, le voilà l’émissaire des rejets de cheminées d’usines. Il porte alors des habits sombres. Il passe en colonnes, en rouleaux, en strates ou en nuages jaunâtres au-dessus de la baie des Chaleurs. On profite de son passage pour y accrocher toutes les formes de pollution. On lui vomit dessus. De gigantesques cheminées crachent dedans. Pourtant, le plus clair du temps, il allait tout bonnement son chemin le vent.
Depuis que je me souviens, j’ai aimé le vent. Quand il me repoussait sur la grand route pour m’empêcher de me rendre à l’école, je tentais de lui tenir tête. D’autres fois, il me poussait dans le dos et j’avais l’impression d’avoir des pieds de vent. Il a accompagné mes heures d’insomnie. Je l’écoutais se raconter. Il dansait un rigodon avec les gouttelettes de pluie ou enlaçait pour la grande valse un flocon de neige. J’adore marcher dans le vent à décorner les bœufs, le nordet et le suroît. Je me plais bien au chaud avec un livre quand le vent déploie son grand orchestre au complet dirigé par nul autre que le dieu Éole en personne. Ses humeurs variées me plaisent : la brise, la bise, la rafale et la tourmente. Je le préfère quand il s’en donne à cœur joie et à tue-tête jusqu’à m’étourdir.
L’été dernier, j’ai découvert le pays où naît le vent. C’est à Terre-Neuve. Il y a déjà renversé des wagons de train, culbuté des caravanes et couché à plat des motos. Des maisons se sont envolées des falaises comme des oiseaux aux ailes blessées. À Tableland, sur cet espace aride de terre et de roches, j’ai eu le souffle coupé par le souffle du vent. Des panneaux routiers nous préviennent des dangers causés par les grands vents. À Saint-John’s, quand on marche sur les crêtes de Signal Hill, des panneaux indiquent que là, le vent peut atteindre la vitesse de 200 km à l’heure. Le vent habite Terre-Neuve et façonne l’allure de son paysage. Il forme le caractère des insulaires et donne le ton aux habitudes des gens. Si tu veux t’initier aux caprices et aux forces du vent, tu peux aller séjourner quelques saisons à Terre-Neuve.
Les écrivains au cours des âges ont fait l’éloge du vent autant que son portrait mauvais. Les pays ont donné des noms à leurs vents; les scientifiques en ont cherché les causes et les effets. L’écrivain Rutebeuf lui a prêté moult états d’âme et l’a immortalisé en ces vers :
« L’amour est morte
Ce sont des amis que vent emporte
Et ventait devant ma porte
Les emporta »
Julien Offray de la Métrie a écrit :
« …] ce sont les vents, ces messagers d’amour végétal… »
Même Shakespeare prend souvent le vent à témoin dans son œuvre :
« Souffle, souffle, vent d’hiver
Tu n’es pas si cruel
Que l’ingratitude de l’homme »
« Autant en emporte le vent » est une expression célèbre de nul autre que François Villon. Le Larousse en a fait sa devise
« Sème à tous vents ».
La citation de Gustave Thibon qui fait un pied de nez à la mode me plaît.
« Être dans le vent : une ambition de feuille morte. »
Certains poètes portent le vent dans les voiles de leurs mots. José Acquelin s’en inspire. Je t’en offre quelques exemples :
« le vent d’ouest montre l’envers des feuilles »
« Le vent joue sur la lumière
le sommeil joue sur la vérité »
« Réduisez une auto en poudre, mettez-y du vent
et vous verrez, elle volera. »
Voici les deux premiers vers du poème « Un jour où le vent me veut » de José Acquelin :
« aujourd’hui je me sens aimé
j’ai ouvert la fenêtre pour laisser entrer le vent. »
Tout le bonheur que procure le vent, sa présence indéniable et agréable se révèlent dans ces vers de Serge Patrice Thibodeau :
« Le salut du vent sur un visage trempé »
« De cette union sans limites, laisser psalmodier le vent,
Lui permettre de quitter l’océan pour la chambre où il danse,
Où le marbre s’empresse, limpide, de rafraîchir son élan. »
Le vent vente, aspire, expire et inspire.
Je ne peux imaginer un pays sans vent. Grâce au vent, je découvre une ville à ses odeurs, une campagne à ses parfums. J’y repère tant de souvenirs. Le vent d’hier, un vent d’hiver, ne portait que de beaux présages d’air pur. Il provenait de l’Alverne je crois ou de plus loin encore, de Grosses Roches sur la côte nord de la Gaspésie. À survoler les sommets de conifères des Appalaches, il m’est arrivé assaini. C’est sur ces airs purs que je me fabrique du bonheur ou que je renifle quelque subtile note de mélancolie.
Quand le vent a une allure jaunâtre, qu’il sent mauvais, je me méfie et me désole. Quand le vent se fait messager des déchets d’usines, quand il devient le crachoir d’un ciel pollué, je retiens mon souffle et lâche mon indignation. Quand je vois le vent venir, c’est qu’il est envenimé. De porteur d’air salubre, on l’a transformé en décharge lugubre.
Restons optimiste mais vigilant Urgel. J’ose encore m’aventurer dans la nature les jours de grands vents. Ma signature se trouve parmi celle des 45 000 signataires de la pétition contre Bennett Environmental Inc. Mon espoir foule les sentiers exposés aux grands vents. Et comme Boris Vian l’affirme dans « Je voudrais pas crever;
« […] je songe trop à vivre
et je pense trop aux gens
pour être toujours content
de n’écrire que du vent. »
Que le bon vent t’amène à Petite-Rivière-du-Loup durant le congé de Noël. Après tout, il faut faire tourner le moulin quand le vent souffle.
contre vent et marée,
Alvina
Chère Alvina,
Chaque paragraphe de la lettre vagabonde en est un de poésie qui me transporte avec des allures de grand largue même dans la menace, je ressens ton élan. Je me rappelle en première année lorsque fut abordée la lettre V, cet énorme nuage rougeâtre une tête aux joues gonflées pour émettre le son V. Je me rappelle aussi des siestes dans un camp scout en plein érablière sans tubulures, le murmure du vent agitant doucement les feuilles au dessus de nos têtes. Je revois aussi les rabougris des sommets escarpés, les tuckamores de Gros Morne, je me rappelle aussi l’abandon des champs de fraises en autocueillette du Dr Landry à Belledune, fermés à cause de la pollution. Ton texte m’a transporté, c’est réussi. À mon tour de te présenter la chanson d’un argentin, Tomas Jensen, Le Vent du Nord:
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