Lettre vagabonde – 25 janvier 2019
L’apparition du chevreuil est un roman bien ancré dans un débat de société des plus actuel : la violation des droits des femmes et ses lourdes séquelles. Élise Turcotte s’efface et donne toute la place à la narratrice. La narratrice, une écrivaine, trouve refuge dans un chalet isolé au fond des bois où l’hiver bat son plein. Un refuge pour écrire et se sauver. Le récit cependant se déroule sur différents moments sans souci de l’ordre chronologique. Ce procédé accompagné du « je » au temps présent donne de l’amplitude à la parole et intensifie l’action. L’écrivaine a reçu des menaces sur les réseaux sociaux d’un certain Rock Dumont membre de la Souche, un mouvement haineux qui s’attaque aux femmes. Son beau-frère exerce une domination abusive sur la famille. Elle cherche à se défaire de ces emprises. « Je dois me sauver, j’ai dû me sauver pour des motifs que j’ai encore du mal à m’expliquer, une suite d’événements qui m’ont emmurée au fil des années. »
Le roman dénonce les silences imposés qui enfreignent l’épanouissement, entravent la liberté. « J’ai besoin de dessiner une ouverture afin qu’une vérité ne soit pas enterrée vivante. » nous confie l’écrivaine. L’autrice Rebecca Solnit ajouterait : « Ces assignations au silence se font également par petites touches : harcèlement en ligne, parole coupée lors d’une conversation, rabaissée, humiliée, rejetée. Avoir une voix est crucial. » L’écriture serait-elle une issue? L’apparition du chevreuil révèle les conséquences dévastatrices d’une parole bâillonnée, d’une vie réglementée par l’oppression. C’est l’histoire des femmes sous la domination masculine. Une emprise rarement dénoncée et exercée en toute impunité.
La narratrice s’insurge contre le pardon sans condition. « Quand ce genre de personnes feignent d’être admissible au pardon quand d’autres l’accordent, c’est qu’il n’y a plus d’offense. » À force de pardonner les (…) torrents de haine, de la boue dans les conversations des plus banales », on finit par nier la réalité, taire la vérité. Les cent cinquante pages donnent l’impression d’en avoir lues huit cents de scénarios variés sur l’absence des droits de la femme et de la complexité des relations entre les hommes et les femmes.
Élise Turcotte termine sur une note d’espérance. Elle n’hésite pas selon son habitude à faire un clin d’œil à la mythologie. Le chevreuil, symbole de l’arbre de vie, de la renaissance, ramène l’embellie et annonce des jours meilleurs.
Dans la langue de l’intime, de la parole drue et rigoureuse, l’autrice nous invite à reprendre la parole, à apprendre les mots propices et salvateurs à notre propre existence. Comme l’exprime Rebecca Solnit : « Le silence est l’océan du non-dit, de l’indicible, du refoulé, de l’effacement, de la surdité. » Et, « Le vrai rôle du langage et le plus important, est de clarifier les choses pour nous aider à les voir. » Des réflexions qui se trouvent au cœur de L’apparition du chevreuil. Élise Turcotte a emprunté la trajectoire de l’écriture libératrice pour briser le silence par lequel trop d’êtres humains sont séquestrés. Un roman éclairant et significatif.