Lettre vagabonde – 21 mai 2003
Cher Urgel,
Au moins une catégorie d’êtres vivants peut entrer au Canada sans subir le carcan des règlements sévères de l’immigration. Ces êtres ne s’arrêtent jamais aux douanes, traversent sans problème toutes les frontières. Ils ne connaissent ni passeport ni visa. Comme des milliers de gens, j’attends leur venue, je les accueille de tous mes sens. Devant le chalet l’Hirondelle à Escuminac en Gaspésie, ils atterrissent en bandes depuis plus de trois semaines. Je te les présente : les bernaches du Canada, les bernaches nonettes, les cormorans, les oies des neiges, les eiders à duvet, les huards et les becs-scie. De la belle visite que je te dis. Je partage en ce moment les propos d’Oscar Venceslas Le Lubiez Milosz : « Il n’y a que les oiseaux, les enfants et les saints qui soient intéressants. »
À l’aube, à marée haute, quand la Baie des Chaleurs se calme, la gent ailée sillonne la mer en couples ou par bandes. Un petit-déjeuner de sushis, un petit verre d’eau salée et hop, ils s’en battent les ailes et s’en claquent le bec. Les eiders à duvet se chantent la pomme et s’accordent de tendres prises de bec, tout en se dandinant sur le flanc de la vague. Quoiqu’on en dise, la mer n’appartient pas qu’aux poissons et aux crustacés. Les coquilles veillent en dessous tandis que les oiseaux s’épivardent au-dessus. À chacun son domicile.
J’admire les oiseaux, je les aime et les vénère. Ça me rassure et me console des actions bestiales des humains indignes du nom. Je pense à ceux qui paralysent l’Irak, reluquent la Syrie, veulent acheter le Mexique, sèment la pagaille au Venezuela et abandonnent vachement l’Afghanistan. Paul Chanel Malenfant a raison de dire que «Partout sur la planète, on prépare les morts de demain pour venger ceux d’hier. » Les oiseaux m’apportent l’ultime consolation. Aucun autre animal sauvage ne vit autant à proximité des humains. Leurs chants et leurs constants mouvements circulent en notre quotidien. Saint-John Perse leur rend un vibrant hommage dans ces vers :
« Oiseau, lances levées à toutes les frontières de l’homme!
Ils vont où va le mouvement même des choses sur sa houle,
où va le cœur même du ciel, sur sa roue,
et doublant plus de caps que n’en lèvent mes songes,
ils passent…
et nous ne sommes plus les mêmes. »
Les oiseaux sont la seule espèce à parcourir et à occuper les trois éléments : la terre, l’air et l’eau. Peuplade d’exil, d’incommensurable errance. L’oiseau ne cesse de m’étonner. Il abat tant de travail afin d’installer son nid, d’avoir ses petits et de les nourrir. C’est toujours à recommencer. Brève escale à ce logement éphémère d’où les volatiles repartiront après quelques saisons vers les confins du monde. Ce sont des éternels nomades à la recherche constante de nourriture, de protection et d’habitat.
Ce printemps, je fais le lien entre les oiseaux et les êtres humains. Je pense aux populations qui doivent fuir, traverser clandestinement pays et frontières. Elles augmentent d’année en année. Les chefs des gouvernements politiques ou religieux, les magnats de la finance, sont des marionnettistes sans scrupule qui tire les ficelles pour déplacer des millions de gens. Les outils technologiques sont mieux traités que les humains. Tu te souviens de la crainte d’une catastrophe mondiale en l’an 2000? On craignait pour les ordinateurs, ses réseaux, ses programmes et son pouvoir.
Tant que les oiseaux voleront de par le monde, je garderai espoir pour la survie des peuples. Il doit exister un habitat pour chaque être vivant. Si tu veux découvrir la grandeur des oiseaux, va voir le film extraordinaire « Le Peuple migrateur. » Je l’ai revu à plusieurs reprises. Je te suggère de te procurer le volume du même nom. Les images sont uniques et les textes de Jean-François Mongibeaux , exceptionnels.
Au fond, les oiseaux, ça nous transmet du bonheur. Ils vivent parmi nous. Leurs chants et leurs vols agrémentent notre quotidien. As-tu déjà pensé ce que serait un univers sans oiseau? Je ne pourrais pas le supporter. Jean Richepin les acclame ainsi :
« Regardez-les passer, eux, ce sont les sauvages
Ils vont où leur désir le veut par-dessus monts
Et bois et mers et vents
Et loin des esclavages
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons. »
Que serait un écrivain voyageur sous forme d’oiseau? Une vie ne lui suffirait pas pour nous révéler tous les secrets de l’univers. De là-haut, l’exploration est sans fin.
Mes oies blanches saluent les tiennes. Bonne découverte à vélo et à pied.
Amitiés,
Alvina
Cher Alvina,
Quelle joie que de se retrouver devant un plein d’oies caquetant à la recherche de rhizomes du scirpe, ou d’entendre passer une volée d’outardes dont la meneuse est relayée par je ne sais quel prodige. J’ai souvenir d’avoir franchi des aires de repos des oies blanche le long du fleuve et dans des caches à Cap-Tourmente. J’ai même rencontré quelqu’un parti en Australie pour enseigner l’anglais pendant quelques années, grand ornithophile, est revenu dans sa ville natale à cause du retour des oies qu’on aperçoit au printemps et à l’automne, elles lui manquaient. Prestigieux le nombre de kilomètres qu’elles peuvent parcourir n’arrêtant qu’occasionnellement pour se nourrir pour être capable d’entreprendre un voyage de plus de 3000 km n’ayant pour carburant que ce qu’elles grapillent dans les champs ou au bord de l’eau.
Je vois dans ta lettre l’amour que tu portes aux oiseaux, mais celui que tu sembles prendre en grippe c’est le pygargue à tête blanche, un charognard de la pire espèce :
https://bit.ly/38Wbu1S