Lettre vagabonde – 14 novembre 2012
Le corps inachevé est une œuvre poétique substantielle qui confirme le talent incontestable de Joanne Morency. L’auteure explore les pôles de l’enfance et de la vieillesse, de la naissance et de la mort. Si ces thèmes ont fait l’objet d’explorations dans maintes œuvres littéraires, ils empruntent sous la plume de Joanne une voie inhabituelle. Le recueil ne débat aucune grande question, il scrute plutôt le langage du corps, un geste, une émotion. L’existence qui s’achève est celle-là même qui nous a commencés, qui est à l’origine de nos commencements.
Le bouleversement causé par le départ de celle par qui elle est arrivée, Joanne l’absorbe à petites doses, en dégage des miniatures, ces peintures délicates de petites dimensions. Elle peint des fragments de ses expériences premières, d’avant-vie même, des expériences qui rejoignent la toute fin de sa mère. Tous ces mouvements qui aident à naître tout à fait ne réapparaissent-ils pas à l’approche de la mort? L’éveil des sens, elle l’exprime avec la finesse du tressaillement de la flamme d’une bougie. « les boires à heure fixe | m’éloignent sans retour | de mon premier souffle | – je n’existe pas toujours / un peu plus parfois. » Ou encore, « tout ce qui se frotte à la peau | ce qui entre par les yeux | ces couleurs affolantes. » Surviennent les premiers départs vers d’autres apprentissages. La soudaine conscience de s’être approprié les mots, l’auteure l’exprime magnifiquement. « des traces de plomb sur le papier | tout être et tout objet | à ma merci | – enfin je possède le monde | dans mon cahier. »
Joanne n’a cessé depuis de saisir la portée des mots dans la subtilité et la fragilité de l’instant. Elle capte la durée de l’éphémère, saisit l’image avant sa métamorphose. Sa poésie goûte la vie au plus palpable et au plus vrai. C’est l’écrivaine des petits pas avançant sur des sentiers peu fréquentés. Elle est cueilleuse de bouts d’images dont elle cristallise la forme et amplifie le sens pour insuffler aux mots une survenance inédite. Je suis portée à m’interroger avec Maurice Blanchot : « Où commence dans une œuvre l’instant où les mots deviennent plus forts que leurs sens et où le sens devient plus matériel que le mot? » Joanne Morency aurait-elle résolu l’énigme?
La poète, en quelques vers, nous achemine vers les derniers gestes dans la relation mère enfant et fille maternante. « les doigts usés tremblent jusqu’à moi | – je peigne tes cheveux blancs | te nourris à la cuillère | – j’ai toute la patience d’un ciel d’hiver | l’instinct d’une louve. »
Le corps inachevé, un recueil tout plein d’arrivées et de départs, écrit dans un langage allégorique qui caractérise si bien sa voix de poète. Chez Joanne Morency le geste d’écrire est un geste d’immortalité, un geste d’amour aussi. Sa vie est indissociable de ses mots comme la mer de ses vagues, le tout se tient en une cohérence rigoureuse. « J’aime… l’écriture qui ne passe pas par un message à transmettre mais par un tremblement de l’être à entendre » déclare Michel Pleau. C’est l’effet qu’exerce sur moi la poésie de Joanne Morency, un sublime frémissement devant le sens porté par la beauté et l’acuité du langage.