Lettre vagabonde – 18 mai 2005
Salut Urgel,
Les personnes âgées dans ma vie sont vieilles de moins en moins jeunes à mesure que je vieillis. Quand j’étais jeune, avoir trente cinq ans, ça vieillissait à mes yeux. La première personne âgée que j’ai aimée n’avait pas d’âge et moi non plus. C’était ma grand-mère. À cinq ans, est-ce que ça se mesure autrement que sur le bout des doigts l’âge ?
Mme Joseph vient de mourir ; elle allait sur cent trois ans me dit-on, comme si cent deux ans ne lui valaient pas un record de longévité. Mme Joseph, la bonté même, répétaient sans cesse les gens. Elle était si bonne et effacée Elida McIntyre que l’on ignorait son nom. Je l’ai connue à son domicile avant son entrée au foyer dix-sept ans passés.
Connaître et côtoyer des personnes âgées se fait rare. Plus les statistiques annoncent le vieillissement de la population et les coûts exorbitants de leur existence prolongée, moins cette population est visible. Se terre-t-elle sous la honte et la culpabilité d’exister ? Il me semble que chaque âge est comprimé en compartiments jusqu’à ne plus s’entrevoir.
Mon père est mort au foyer à quatre-vingt-sept ans, entouré de ses enfants. Il y avait rêvé et le rêve n’a pas d’âge. Son médecin avait eu l’indélicatesse de lui annoncer un bon jour, à brûle pourpoint sa mort prochaine. Interrogé sur la raison d’un tel verdict, le médecin a rétorqué : « Tu es trop vieux, c’est à ton tour de mourir. » Mon père n’a pris ni avocat ni la peine de contester l’ultime ordonnance.
J’ai connu quelques tantes âgées avec lesquelles j’ai entretenu une relation affectueuse et enrichissante. En début de carrière, j’ai logé chez un couple vieillissant. Ils sont devenus mes amis. Nous nous sommes côtoyés jusqu’à leur mort. Ils leur manquaient une décennie avant d’être centenaires. Hector et Clara ont mis plein de bonheur dans mon existence. Puis il y eut Roméo, un ami et complice extraordinaire. Nos rencontres autour d’un verre, d’un bon repas et de brefs voyages ont soutenu notre relation jusqu’à son décès à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
Il me reste trois amies âgées en France. Huguette, à quatre-vingt-huit ans s’occupe toujours de la Société des poètes de Paris. Gilberte malgré ses quatre-vingt-sept ans et sa santé fragile, garde le cap à coups d’humour et de rencontres. La plus âgée des trois, Simone, a quatre-vingt-seize ans. Elle arrive tout juste d’un voyage à Berlin où elle était invitée à une exposition au musée Interallié. Entreprendre un périple de mille kilomètres en train pour assister à une cérémonie, c’est rare à quatre-vingt-seize ans. La correspondance permet de conserver les liens qui nous unissent.
Parmi mon entourage, tous ces liens avec des personnes âgées sont considérés comme des relations d’aide. On s’entend souvent féliciter de s’occuper, de prendre soin ou de rendre service quand il s’agit de faire une activité avec une vieille personne. J’entends des commentaires du genre : tu as amené ta mère souper au restaurant, tu as passé du temps avec ton père dimanche, comme si c’était des actes de générosité. N’est-il pas possible d’entretenir des liens avec des vieux sans que ce soit considéré comme de la charité ou du bénévolat ?
Pour quelle raison des personnes âgées rêvent encore tandis que d’autres deviennent passifs et dépendants ? Vieillir est un droit et la vieillesse un devenir. Ce n’est pas un état distinct décroché de l’enfance et de la vie adulte. L’écrivaine Nancy Huston déclare : « on est tous les âges à la fois. » Vieillir, c’est continuer à ajouter au noyau de l’enfance.
Une chose certaine, c’est un privilège de créer des liens avec des personnes âgées. J’ai eu la chance inouïe de fréquenter des gens de cœur et d’expérience dont les souvenirs s’échelonnaient sur près d’un siècle d’histoire. Ils m’ont prodigué de sages conseils et m’ont soutenu dans mes projets. Surtout, ils ont accepté mon amitié et m’ont offert la leur. Et avec des amis, on partage tout, même des bouts de siècle et les perles d’instantanés.
Aujourd’hui, Mme Joseph représente une autre mort dans ma vie. Il y avait une foule à ses funérailles. Tiens que je me suis dit, voilà une vieille qui n’est pas tombée au fond des placards de l’insouciance et de l’oubli. Ce doit être une dure épreuve que d’être oublié de son vivant par ses proches. Si Mme Joseph a vécu si longtemps, c’est peut-être parce que les siens ont maintenu de solides liens affectifs avec elle.
Robertson Davies avec son humour écrit : « Un des désavantages de vieillir est que l’on doit nécessairement descendre la côte, s’il faut en croire les critiques. C’est possible, mais on peut observer une quantité de choses au bas de la côte. » Et nous qui sommes situés quelque part sur la pente, ce n’est pas une raison pour regarder les vieux de haut.
Je te laisse avec un bref dialogue des deux petits personnages de bande dessinée de Line Arseneault.
– « Et toi, Alexandre, que feras-tu dans la vie ?
– C’est à quel âge la vie ? »
Quelle philosophie, ne trouves-tu pas Urgel ?
Alvina