Ce que j’ai hérité de Marie-Claire Blais

Lettre vagabonde – 23 octobre 2022

   

En septembre 2022 sortait le dernier cri du cœur de Marie-Claire Blais.  Augustino ou l’illumination, une œuvre posthume venue clore la série Soifs. J’ai cheminé avec l’écrivaine depuis ses tout débuts. Ses mots m’ont menée autour du monde, au cœur des êtres provenant de tous les milieux et affrontant toutes les situations imaginables. À travers son œuvre bat le pouls du monde. Aucun événement majeur ne passe inaperçu sous le regard perspicace et pénétrant de l’écrivaine. Elle a su aiguiser le mien.

J’ai plongé dans ses romans comme on s’immerge dans la vraie vie. À travers le vibrant et le vécu des personnages, j’ai rencontré et compris ces êtres de chair, d’ici et d’ailleurs qui me ressemblent ou diffèrent de moi. Au-delà de deux cents personnages défilent sous mes yeux en une série de treize volumes. Je me suis attachée aux enfants, aux adultes et aux vieillards qui surgissent dans notre existence comme des proches. J’ai suivi bon nombre d’entre eux de leur naissance à l’âge mûr. Même les animaux s’attirent la compassion de la romancière à l’empathie sans borne. Certains êtres comme Petites Cendres et Augustino m’habitent comme si je les avais connus personnellement. Un jour, je lui écrivis, lui exprimant mon inquiétude devant l’absence inexpliquée d’Augustino dans ses dernières publications. Elle avait pris la peine de me répondre et de me rassurer.

Je dois à Marie-Claire Blais ce que l’on doit à un maître à penser marquant et exceptionnel. Son écoute hors du commun, sa bonté infinie envers ceux et celles qui souffrent ont exercé une grande influence sur moi. Elle m’a donné à voir et à comprendre les liens qui nous unissent, certains bénéfiques, d’autres destructeurs. Elle est convaincue que la coopération et la solidarité sont les piliers de notre survie. Son écriture musicale et liante défile en continue sans paragraphe comme pour nous raccorder aux maillons d’une même chaîne fraternelle. Il existe dans ses livres tant de marques de bonté qui nourrissent d’espoir. Cette femme d’une bonté incommensurable a écrit : « Je crois en la bonté des individus, je crois, oui qu’une société ne peut évoluer sans cela […] plus que la fade tolérance c’est la bonté qui doit nous faire avancer tous, autrement ce sera notre perte à tous. »

La romancière a écrit l’histoire de l’actuelle humanité par l’entremise de centaines de personnages. Elle m’a prêté son regard et m’a transmis une vision du monde puisée au cœur des existences. Tout comme Gabrielle Roy, Robert Lalonde, Marguerite Yourcenar, ses œuvres font partie de mon héritage le plus précieux.

Si l’œuvre de Marie-Claire Blais m’a profondément marquée, que dire de mes rencontres privilégiées avec elle. À maintes reprises, lors de festivals littéraires, de salons du livre, j’ai pu partager quelques moments avec elle. À deux reprises, j’ai eu le bonheur de l’accueillir chez moi au Cercle littéraire La Tourelle. Deux rencontres mémorables où la bonté et l’écoute de cette femme se manifestaient en chacune de ses paroles, en chacun de ses gestes.

Je sais que bon nombre de lecteurs chevronnés ont buté sur son écriture si particulière. En donne-t-elle elle-même la raison lorsqu’elle écrit, « On sait bien que le lecteur d’aujourd’hui n’aspire pas à être troublé ou dérangé. » Ses romans perturbent certes. Il n’est pas donné à tous de supporter la misère du monde. Albert Camus aurait saisi l’ampleur de l’œuvre de Marie-Claire Blais car, selon lui, « La misère du monde n’est pas intenable seulement pour ceux qui l’ont vécu : elle est intenable aussi pour ceux qui ne peuvent consentir de la supporter chez les autres. » Nul n’a su porter le poids de cette misère avec autant d’ardeur et de sincérité que l’autrice de la série Soifs. Elle était consciente de ne s’attirer qu’un modeste lectorat. En ces mots elle explique, « Parfois les livres peuvent sembler opaques à des lecteurs qui n’aiment pas la vraie littérature, mais avec des lecteurs sensibles il y a un véritable échange et c’est chaque fois une merveilleuse découverte. »

Rien n’est véritablement terminé avec la mort d’un écrivain, mais en refermant Augustino ou l’illumination j’ai eu l’impression de fermer les paupières de Marie-Claire Blais et celles de son personnage qui lui ressemble tant : Augustino. Si je ne devais partager qu’une seule phrase de l’écrivaine, ce serait celle-ci : « Il n’y a peut-être qu’un seul temps, ce peu de temps qui nous est prêté pour mieux nous connaître les uns les autres, un temps d’emprunt sans rémission si nous n’en faisons rien. » Marie-Claire Blais survivra parmi les voix qui ne meurent pas. Il y a urgence de la lire comme il y a urgence de changer le monde.

8 commentaires

  1. Chère Alvina! Tu m’épateras toujours. Cette présentation de Marie-Claire Blais touche mon âme et je peux très bien découvrir votre connivence, votre sensibilité aux autres. J’ai l’impression de ne pas connaître Marie-Claire Blais. Je la relirai avec tes mots, ouverte à « la misère du monde », alors que je pensais l’être. Sans doute que j’y retrouverai cette partie de moi qui est compassion. Merci!

  2. Cette dernière lettre vagabonde m’a vraiment bouleversée.Je connaissais ta grande admiration pour Marie-Claire Blais et après la lecture de ton merveilleux texte, tu me l’as fait comprendre cette grande admiration.J’ai compris aussi pourquoi je n’avais pas continué à la lire davantage quand j’ai pris connaissance de ce passage de Camus que tu cites: »La misère du monde n’est pas intenable seulement pour ceux qui l’ont vécue,elle est intenable aussi pour ceux qui ne peuvent consentir à la supporter chez les autres. » Grâce à toi, je vais reprendre la lecture de cette grande dame.Merci chère Alvina et au grand plaisir de se revoir bientôt.

  3. Que c’est intéressant à lire! Pour voir de si belles choses chez quelqu’un, il faut l’avoir en grande partie chez soi. L’autrice de ces lignes en dit beaucoup sur elle-même. Je croira chercher au moins trois livres de Marie-Claire Blais. Cette lecture me donne le goût de la lire au complet..
    Merci Alvina pour cette belle critique.

  4. Que c’est intéressant à lire! Pour voir de si belles choses chez quelqu’un, il faut l’avoir en grande partie chez soi. L’autrice de ces lignes en dit beaucoup sur elle-même. Je croira chercher au moins trois livres de Marie-Claire Blais. Cette lecture me donne le goût de la lire au complet..
    Merci Alvina pour cette belle critique.

  5. Tu as, Alvina, pour l’écriture, fût-elle prose ou poésie, un talent remarquable n’ayant d’égal que celui pour la lecture et l’interprétation de ce qu’écrivent romanciers, essayistes et poètes. Cette chronique hommage, tout comme les nombreuses autres la précédant, le montre bien. À te fréquenter, on voit qui t’habitent animée que tu es par ce qu’il y a de meilleur chez les gens, chez les écrivains. Tes chroniques ne sont pas que des fenêtres sur le monde littéraire, ce sont des portes dont souvent je franchis le seuil à ma plus grande satisfaction.

  6. Je suis convaincue qu’en bien des phrases de cette chronique, on pourrait remplacer le nom de Marie-Claire Blais par le tien, chère AlVina. Vous vous rejoignez sur des plans au delà de la littérature – toutes deux, votre empathie, votre compassion et votre bonté vous lient. Vous avez cette foi en l’humanité qui remet l’espérance dans le cœur de ceux et celles où sa lueur faiblissait…

  7. Hélène Poirier

    c’est une chronique incontournable à toutes lectrices. Alvina se surpasse à bien des points de vue dans cette ode à Marie-Claire Blais. Quelle humanité rejoignant ces deux amantes des livres!

  8. Cette chronique me tire les larmes . Quelle sensibilité et quelle exactitude dans ces propos sur Marie-Claire Blais.Auriez-vous par hasard quelques affinités?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *