L’invasion du numérique

Lettre vagabonde – 16 mars 2018

Le romancier et chroniqueur, Marc Dugain en collaboration avec Christophe Labbé, journaliste d’investigation du Point publie L’homme nu, la dictature invisible du numérique. Les auteurs scrutent à la loupe l’univers numérique dans lequel s’engouffrent nos vies au quotidien. « Jamais dans l’histoire de l’humanité nous n’aurons eu accès à une telle production d’informations.

Où nous conduit cette révolution numérique? Elle nous dirige vers un modelage, une docilité, une « servitude volontaire ». Il y va de notre vie privée et de notre liberté. Et qui dirige tout ce réseau? Une minorité de multinationales, américaines dans l’ensemble. On les nomme les big data. Leur but? Transformer la société et faire de l’argent. Google, Apple, Facebook, Amazon et autres magnats du numérique ont besoin de nous pour atteindre leur but : accumuler des données sur chaque individu de la planète. Ce que nous leur fournissons docilement. Marc Dugain et Christophe Labbé nous mettent en garde contre cette Big Mother plus effrayante que Big Brother.

Selon le rapport Kaiser, l’utilisation des médias électroniques n’est pas une activité mais plutôt un environnement omniprésent, invisible, enveloppant comme une seconde peau à peu près tout ce qu’enfants et adultes font, disent et pensent. C’est devenu une manière de vivre et non une manière de faire. Les auteurs dénoncent l’invasion numérique dans la vie des jeunes et des moins jeunes. On constate que les enfants ne sont plus avec les autres, souffrent d’amorphitude et d’un déficit d’attention. Les appareils en alerte jour et nuit provoquent un manque flagrant de sommeil.

Avec la technologie, nous acquérons des compétences mentales et en perdons d’autres. Nicholas Carr, l’auteur de Internet rend-t-il bête? Affirme que les compétences perdues s’avèrent plus précieuses que celles acquises par le numérique. Selon Carr « Le Net devient notre machine à écrire et notre presse à imprimer, notre carte et notre horloge, notre calculatrice et notre téléphone, notre bureau de poste et notre bibliothèque, notre radio et notre télévision. » Des renseignements sur la santé, les assurances, impôts et comptes bancaires y sont stockées. Les nouvelles technologies s’emparent des marchés de production et de consommation. Les chercheurs en déduisent qu’elles guident nos comportements, manipulent nos perceptions et altèrent le cerveau.

Google est un « business ». Les utilisateurs sont ses produits autant que ses clients puisqu’il capte nos données personnelles, nos états d’âme et nos goûts pour faire de l’argent. « Pour le citoyen de demain, l’identité sera la plus précieuse des marchandises, et c’est essentiellement en ligne qu’elle existera » nous prévient Eric Smidt, le président du conseil d’administration de Google. Selon Jean Claude Ameisen, « la vie privée est aussi vitale socialement que le sommeil l’est biologiquement. » Dugain et Labbé constatent « qu’Internet est la première source universelle de surveillance de l’individu. « Facebook suit à la trace, où qu’ils se retrouvent sur la planète 1,5 milliards d’individus » écrit Marc Dugain. Munie de ses 300 000 caméras numériques, la ville de Londres surveille en permanence sa population. Frank Pasquale, professeur de droit à l’Université du Maryland, écrit : « La capacité de surveiller les moindres faits et gestes des autres, tout en cachant les siens, est la forme la plus haute de pouvoir. »

L’univers numérique s’est emparé d’un pouvoir et accumule des profits exorbitants. Voici quelques statistiques à l’appui. Le PDG d’Amazon est le quatrième homme le plus riche de la planète. Sa fortune personnelle s’élève à 57,7 milliards de dollars. En 2015, Apple a battu le record mondial et a acquis en trois mois 18 milliards de dollars. On sait que tout s’achète et tout se vend sans limite réglementaire sur la toile.

Un fait intrigant dans le domaine du numérique, c’est que les dirigeants et les chercheurs œuvrant au cœur du château fort qu’est Silicon Valley ont adopté un système d’éducation bien particulier. Basée à Silicon Valley, l’école Waldorf accueille les enfants des travailleurs. La philosophie de l’école Waldorf : « Permettre aux enfants de développer leur propre individualité et augmenter leur capacité à penser, ressentir et agir » Or l’école Waldorf interdit complètement les écrans dans les classes. Ordinateurs, tablettes, tableaux et téléphones intelligents, et même la télévision sont interdits jusqu’au niveau collégial. Les découvertes de Susan Maushart, docteure en sociologie des médias, ont prouvé que les médias électroniques agissent comme un champ de forces sur les enfants, les séparant de la vraie vie. L’adolescent américain moyen passe huit heures et demie par jour en compagnie d’un média électronique. Et ce sans compter les SMS ou le temps à parler sur les téléphones portables. L’usage croissant d’Internet affaiblit notre capacité à acquérir des connaissances profondes, à produire de l’esprit critique, de l’imagination et de la réflexion. Les enfants de Silicon Valley semblent systématiquement protégés contre ce fléau. Selon Joseph Weizenbaum, chercheur en intelligence artificielle, « ce qui nous rend plus humain, c’est ce qui est moins susceptible d’être traité par ordinateur. »

Allons-nous là où l’on veut aller? Sommes-nous en train de nous transformer en ce que nous voulons vraiment devenir? Marc Dugain et Christophe Labbé concluent : « Si nous laissons faire nous serons demain des « hommes nus », sans mémoire, programmés, sous surveillance. Il est temps d’agir.

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