Lettre vagabonde – 14 décembre 2005
Salut Urgel,
Plus j’avance dans la vie plus la mort croise ma route. J’assiste régulièrement à des funérailles. Et pas toujours pour l’enterrement d’un plus vieux ou d’une plus vieille comme chante Brel. Les morts se suivent mais ne se ressemblent pas; les rites funéraires non plus. L’accumulation d’expériences me permet d’en parler. Dans mon enfance, notre demeure se transformait souvent en salon funéraire, à cause de la disposition des pièces et la générosité de mes parents. À cause des morts qu’on avait connus de leur vivant bien sûr. Nous avons veillé ma mère à la maison. J’ai assisté à la cérémonie à l’église qui s’est terminée au cimetière où j’ai vu le cercueil descendre en terre.
Les premiers changements qui me dérangèrent sont attribués à un prêtre qui refusa de reporter le jour des funérailles. On dut participer au service funèbre à l’église avant de ramener mon frère au salon funéraire afin qu’un autre frère venant de loin puisse voir la dépouille. Du salon, le lendemain, on est repartis en clandestins vers le cimetière.
Au fil des ans, j’ai découvert d’autres rites en côtoyant d’autres religions dans des églises, des temples ou des chapelles. Rien de déstabilisant. Depuis que l’incinération des corps s’implante dans les coutumes, d’autres changements s’ensuivent. Lors d’un décès, la famille et les amis ne se retrouvent pas nécessairement au salon funéraire ni à l’église ou ailleurs afin de rendre un dernier hommage. Il arrive que personne ne se rencontre nulle part à vrai dire. Même que l’on ignore où se trouve qui que ce soit y compris les cendres. Lorsqu’il y a un rassemblement, chacun y va de sa formule et de son imagination. On peut aussi bien se retrouver sur un bateau qu’à l’église, en forêt plutôt qu’au salon.
À la mort du second frère, il y eut une cérémonie religieuse en Colombie-Britannique puis une seconde au Nouveau-Brunswick. Mes nièces ramenèrent la moitié des cendres de leur père pour les déposer au cimetière dans le lot de mes parents. L’autre moitié des cendres attend quelque part que celles de sa conjointe les rejoignent. Une chance qu’il aimait voyager mon frère.
J’ai peine à m’accoutumer à la variété des nouveaux rites funéraires. Chaque cérémonie surprend l’assistance par son originalité ou ses caprices. Faute de points de repère, cette même assistance ne sait plus où donner de la tête ou du cœur. Il y a de quoi perdre son latin et je me perds tout court. Même les membres de la famille en deuil se distinguent par leur façon de faire et certains refusent carrément les volontés du groupe. Qu’en est-il des services religieux, quand même l’officiant ne s’y retrouve plus et que ses acolytes hésitent et partent à la dérive. L’assemblée ne sait plus si elle doit partir ou rester. Le cercueil finit toujours par rejoindre le cimetière mais la petite boîte où va-t-elle? On perd si vite sa trace que parfois je me demande si on ne la perd pas en chemin. J’ai vu des cendres jetées à la mer tandis que des amis officiaient une merveilleuse cérémonie. On nous avait au préalable informer de la marche à suivre. Mais dans la plupart des cas, les gens ignorent quoi faire. Il m’a paru étrange de voir un prêtre et ses acolytes attendant debout autour du cercueil tandis qu’en chaire le fils rendait un dernier hommage à son père. À croire qu’on a perdu, de l’étiquette, son mode d’emploi.
Un ami décédé en décembre n’aura sa cérémonie religieuse qu’au printemps. Les cendres auront le temps de refroidir et les sincères condoléances à la famille aussi. Autour de moi, d’autres sont morts sans qu’aucun signe ne se manifeste autrement que par l’avis de décès dans le journal. Ces gens voulaient-ils vraiment quitter la planète incognito?
« Il y a beaucoup de morts pour une seule vie » écrit José Acquelin. Il y a sur cette terre plus de morts ensevelis que de vivants debout et tout porte à croire que la tendance se maintiendra. Que va-t-on faire avec ? Que fera-t-on de nous ? Un ami me disait juste à la sortie d’une cérémonie de funérailles : « Je vais ajouter immédiatement un nouveau paragraphe à mes dernières volontés. » Il vaut mieux que je prenne aussi des mesures à cet effet. Je ne voudrais pas que mes cendres finissent dans un trou à ours moi qui cherche à tout prix à les éviter lors de mes randonnées.
« La force de la mort est telle que, si elle ne nous tue pas, nous ouvre à tous les autres événements » nous assure Pierre Bertrand. Entre temps, je continuerai à assister à des services funéraires improvisés et de vivre dans l’incertitude des gestes à poser comme dans le doute de ce que la mort peut bien apporter. Qui sait, je rencontrerai peut-être la mort sur la route que j’ai prise pour l’éviter et finirai dans le ventre de l’ours comme Jonas dans celui de la baleine.
Je te laisse sur ces mots de Pierre Bertrand qui incite à méditer : « La mort se trouve au cœur de notre vie et c’est parce que nous ne la percevons pas avec suffisamment d’intensité que paradoxalement nous vivons mal. » Entre temps vivons donc nos volontés de vivant, écrivons les dernières et au diable le portfolio pour l’au-delà.
Alvina