Vivre ici ou ailleurs

Lettre vagabonde – 26 mai 2004 

Salut Urgel,

Qu’est-ce qui motive les êtres à s’établir à un endroit plutôt qu’à un autre pour y vivre? Le lieu d’origine et le travail en paraissent les deux fils conducteurs. En Amérique du Nord, l’emploi surtout oriente le choix. Vivre à proximité de sa famille et de ses amis d’enfance offre des avantages. Actuellement, les uns et les autres se perdent de vue. Quand on prend le chemin de l’exil, c’est pour longtemps. On revient à l’occasion de mariages, de funérailles ou en vacances pour retrouver une autre maison vide.

Il n’y a pas que les villages qui se vident. Les villes aussi. Campbellton a vu sa population réduite de quelque mille citoyens. Des deux côtés de la baie des Chaleurs, la population quitte et se dirige vers Moncton, Montréal, Québec ou ailleurs.  Les jeunes partent à la recherche d’emploi et les personnes d’âge mûr à la recherche d’un plus grand bien-être. Ces derniers vont retrouver leurs enfants, s’installer à proximité de leurs médecins spécialisés ou des grands centres de consommation. Il y a tous ceux qui hivernent en Floride aussi longtemps que les droits légaux le permettent. Ils reviennent la couenne bronzée et le corps reposé. Ils se sont transformés en oiseaux migrateurs au nid vide.

Pendant ce temps-là, ceux qui n’ont pas d’emploi, pas d’argent et pas de contact ne peuvent se déplacer. Nenni l’appartement à Montréal, l’hiver en Floride. Le chômage et l’aide sociale viennent à leur rescousse. Il arrive alors que des bien-pensants et des bien-portants crient haut et fort à l’abus que ces gens-là font de leurs impôts et de leurs taxes. «Inimaginable, des gens qui ne travaillent que quelques mois par année.» «Ça ne travaille pas de l’hiver, ça regarde la télévision et c’est payé pour ça.»

Un nombre incalculable d’emplois sont saisonniers : la pêche, l’agriculture, la construction, l’aménagement paysager, l’hôtellerie et la restauration dans le secteur touristique et l’acériculture entre autres. Il y a aussi les emplois connexes qui suivent la trame. On dirait que la mémoire s’assombrit, l’histoire s’ensevelit et la réalité est distordue. Les emplois saisonniers existent depuis toujours. Anciennement, la plupart des gens avec le mode de vie de l’époque arrivaient à survivre. La valeur et les conditions de travail ont changé, les emplois sont de plus en plus rares et les besoins se sont multipliés. Ne travaille pas qui veut et qui peut. Je crois qu’il y a autant de gens qui travaillent en rêvant de ne plus travailler que de gens sans emploi qui rêvent de travail. La malchance serait-elle inégale pour tous?

Depuis deux semaines, je lis l’Acadie nouvelle quotidiennement. On y parle de pêche et de pêcheurs, d’employés d’usines de transformation. On y dénonce ces navires-usines qui siphonnent les fonds marins des côtes canadiennes. Quoi de neuf et comme dit la maxime « Les gros poissons mangent les petits. » Comme les journalistes, je me trempe mais ne nage point dans le quotidien de ces gens. Les gens sans emploi ne perdent pas l’appétit ni leurs rêves. Je trouve que leur fierté et leur dignité en prennent un méchant coup. Certains accusent le gouvernement de les avoir abandonnés. D’autres constatent que nombre d’entre eux ont malheureusement abandonné. Toute forme de démission, qu’elle soit individuelle ou collective empêche une société d’avancer. Si un muscle ne sert pas, il finit par s’atrophier. Sans travail point de salut. Sans lutte point de salut. Y’a-t-il suffisamment de rames pour chaque bras sur le navire de l’emploi? Il n’est pas donné à tous de changer de navire ni de parcourir des mers inconnues.

Dans toutes les causes, que ce soit celle des pêcheurs, celle de la protection de l’environnement ou celle de la sauvegarde des hôpitaux, la lutte et la solidarité sont essentielles.  Je veux partager avec toi les paroles d’un Noir américain Frederick Douglas qui m’ont fourni courage et inspiration au cours des ans.

« Toute l’histoire du progrès des libertés humaines montre que toutes les concessions faites à ses augustes revendications sont sorties de la lutte. S’il n’y a pas lutte, il n’y a pas de progrès. Ceux qui prétendent défendre la liberté et déprécient l’agitation sont des hommes qui veulent les récoltes sans labourer le sol. Ils veulent la pluie sans le tonnerre et les éclairs. Ils veulent l’océan sans les terribles rugissements de ses eaux profondes. La lutte peut être morale, ou elle peut être physique, mais ce doit être une lutte. Le pouvoir ne cède rien si on ne l’exige pas. Il ne l’a jamais fait et ne le fera jamais.

 Afin de te quitter sur une note positive, je te transmets le propos de Pierre Sansot. Tu y verras au moins un investissement équitable. « Chacun perd, au-delà de quarante ans, 20 000 neurones par jour sur un capital de départ de 14 milliards. » Une véritable chance égale pour tous n’est-ce pas Urgel ?

Alvina

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