Lettre vagabonde – 5 octobre 2005
Cher Tony,
Elle en a soulevé des souvenirs et des histoires ma visite chez toi à Louisdale la semaine dernière. C’est fascinant de reprendre, après des années, la conversation comme si on ne l’avait jamais laissée.
La première fois que je t’ai rencontré, tu cherchais à intégrer des hommes au personnel de l’école primaire Mgr Melanson où tu venais d’être nommé directeur. Selon ta philosophie, les garçons avaient besoin de modèles d’hommes en éducation dès leur jeune âge.
Je me souviendrai toujours de ma première visite à l’école de Val D’Amour sous ta direction. J’étais conseillère pédagogique en français. C’est Georges Brassens qui m’accueillit, on l’entendait chanter dans tous les corridors. Un directeur d’école qui écoutait Georges Brassens, c’était du jamais vu pour moi. D’autres surprenantes découvertes m’attendaient. En peu de mois et beaucoup d’initiative, tu avais réalisé un court-métrage sur les élèves de l’école. Les élèves et les enseignants devenaient acteurs et sujets d’un film. De quoi mettre le village de Val D’Amour sur la carte à l’époque. L’admiration des parents augmenta autant que leur fierté. Leur confiance en éducation prenait son essor et s’accrochait à de nouvelles balises. Comme élèves, les parents en avaient vu d’autres et les mauvais souvenirs laissaient imaginer les pires scénarios pour leurs propres enfants.
Au cours des années on s’est perdus de vue mais le contact intime revenait facilement lors de nos retrouvailles. Tu t’es présenté chez moi un bon jour, il y a plus de dix ans de cela, en m’offrant une de tes peintures. Je découvrais l’artiste peintre. Tes toiles depuis n’ont cessé de m’inviter à voyager sur les côtes et en des paysages recréés avec le pinceau trempé dans les couleurs de ton imagination.
Homme de multiples métiers, tu t’es lancé dans la bande vidéo tournant des courts-métrage pour des entreprises commerciales, la promotion touristique ou des événements culturels. À chacune de nos rencontres, tu bouillonnais de projets. À peine le dernier réalisé qu’un autre surgissait et tu partais sur une nouvelle envolée. Je ne t’ai jamais connu autrement qu’en effervescence, fébrile, fougueux, passionné et plongé dans un nouveau projet. Au moindre répit, tu te perds dans ta passion pour la peinture, la musique et la lecture. Je me suis dit qu’il devait y avoir plus d’un Antonio D’Amour pour réaliser une feuille de route si longue et parsemée de métiers variés.
Et puis te voici Tony dans une affaire tout autre. Un verdict choc de ton médecin à peine deux ans passés. Il te donnait deux mois à vivre. Tu avais un rêve en tête. Il fallait faire vite. Tu t’installes dans les gouttes du temps résolu à écrire un livre, des récits de famille en collaboration avec tes frères et ton épouse Donna. La petite histoire autour des D’Amour et des Turbide s’ancre dans les pages. « The Runaway and other stories » est écrit, publié et te voilà en sursis.
Lors de ma dernière visite chez toi nous parlions de mort comme il se doit. Tu t’y diriges, te prépares et elle t’attend.
Ce qu’il te reste ? Autant de vie que tout autre vivant. Tu t’occupes comme si chaque minute était l’avant-dernière, te réservant la suivante pour un en-cas. Ah ! si chacun vivait chaque jour comme si c’était le dernier. Annie Dillard résume bien le cours du temps : « Ce que nous faisons de cette heure, et de cette autre, est ce que nous faisons tout court. Un emploi du temps protège du chaos et du caprice. C’est un filet pour attraper les jours. »
Nous étions en pleine conversation, tu disais marcher d’un pas vacillant, la destination finale au bout du nez, les sens s’effilochant sous la dureté des traitements et des médicaments. L’avancée irrévocable de la tumeur cancéreuse laisse des traces. Ça ne t’empêche pas de laisser les tiennes. Un coup de fil interrompt une conversation. Ton frère Ludger lancera son livre à Moncton en novembre prochain. Te voilà engagé sur quatre heures de route, des forces à réserver pour l’événement. Tu pétilles d’enthousiasme comme si la mort se trouvait à des années-lumière de ton corps. Qu’elle attende l’urne dans le coin du salon !
J’étais fort heureuse de te revoir Tony. Nous avons parlé de tes ancêtres, de Brassens, de peinture, de récits de famille, de poésie. Comme à ton habitude, tu m’as entretenue de cette flamme qui t’habite et qui ne s’éteindra que sur tes cendres refroidies.
En revenant de Louisdale vers Pointe-à-la-Croix j’ai lu tes récits « The Runaway and other stories » en entier. Elles m’ont accrochée les histoires de ton grand-père Louis D’Amour et de ses descendants. Tes histoires, il y a plein de vie dedans. C’est bien toi ça, maître dans l’art de la bonne conversation, à l’oral comme à l’écrit. Je suis heureuse d’avoir répondu à ton invitation.
à la prochaine Tony,
Alvina