Lettre vagabonde – 9 janvier 2008
Chères Isabelle, Jill et Marie-Josée,
S’il existe une époque de l’année où l’on rencontre une foule de personnes, c’est durant les fêtes. Les rassemblements en famille se multiplient et les échanges de paroles coulent à flot telle une rivière en crue. Lorsqu’on se quitte à nouveau on ramène dans ses bagages les histoires des uns et des autres. Les mots qui nous identifient nous ont rapprochés. Mes lectures des dernières semaines avaient aussi des histoires à raconter. Les rencontres et les lectures m’ont fait prendre conscience de l’importance cruciale de transmettre des histoires pour empêcher le silence de s’installer dans l’oubli.
Le roman de Diane Setterfield Le treizième conte est le récit d’une jeune libraire qui accepte d’écrire l’histoire d’une auteure âgée à la demande de celle-ci. Le récit n’avance pas assez vite tant la curiosité de connaître la vérité sur Vita Winter augmente à chaque nouvelle révélation. L’amour des mots relie la libraire et l’écrivaine. Jean-François Beauchemin laisse Jésus raconter sa propre histoire dans Ceci est mon corps. Une histoire bien ancrée dans une époque et en ces lieux dont nous parle la bible et les récits historiques. L’histoire est plausible et le style d’une indéniable qualité. Enfin, que je me disais en lisant, quelqu’un raconte la vraie histoire de Jésus.
C’est prenant et profond à ce point. Le troisième livre lu surpasse les deux autres par sa recherche de la vérité et le sens de l’histoire vécue par chaque être humain sur la terre. Avec Les disparus, Daniel Mendelsohn a confirmé ce dont je suis convaincue : nous avons tous besoin d’histoires pour accrocher d’autres vies à la nôtre. Les seuls véritables disparus sont ceux qui se taisent à jamais dans nos souvenirs.
Daniel Mendelsohn remonte dans le temps à partir des histoires que lui racontait son grand-père. Il entreprendra des recherches durant cinq ans dans une douzaine de pays afin de retrouver l’histoire de son grand-oncle Shmiel, de son épouse et ses quatre filles. Tous ont disparu durant l’extermination des Juifs par les Nazis en Pologne vers 1942. Impossible de parcourir ce récit sans reconnaître la nécessité d’associer chaque être humain à une histoire. Ce sont les histoires qui marquent notre trace sur la terre. Ce sont elles qui expliquent pourquoi nous sommes devenus qui nous sommes.
Toutes ces anecdotes que l’on raconte en famille, les petits détails, les incidents forgent la vie de chacun. Le métier de l’un, le lieu où habite l’autre, les manies d’un troisième composent le récit de famille. Nous avons grand besoin de ces histoires qui nous rassemblent, qui donnent à chacun sa raison d’être. Dans une société impersonnelle à forte tendance à uniformiser et à catégoriser les gens, l’histoire familiale assure notre identité.
Mes grands-parents seraient disparus dans l’oubli sans les détails de vie que me racontèrent mes frères et mes sœurs. Je ne saurais rien d’un arrière-petit-neveu si ma nièce ne me racontait pas ses prouesses. Vous m’envoyez régulièrement des photos des plus jeunes de la famille. Vos photos témoignent de l’histoire d’une nouvelle génération et rajoutent aux anecdotes. Imaginez si vous teniez en plus un journal de leurs aventures.
Ce ne sont pas les grands événements historiques qui racontent le passage d’un individu sur la planète. Daniel Mendelsohn écrit : « C’est toujours les petites choses. C’est ce qui fait la vie. La chose la plus intéressante, ce sont toujours les détails. » Mendelsohn nous supplie de porter un regard sur ceux qui nous ont précédés afin de les sauver de l’oubli en ajoutant : « si… quelqu’un prend la décision de regarder en arrière, de jeter un dernier coup d’œil, de chercher un moment parmi les débris du passé pour voir non seulement ce qui a été perdu, mais aussi ce qui peut encore être trouvé. » On peut retrouver nos traces en ceux qui nous ont précédés et souhaiter peut-être en laisser quelques-unes pour ceux qui nous suivront.
Vous n’insisterez jamais trop pour que vos parents et grands-parents vous racontent des histoires de famille. En les répétant à vos enfants, vous leur donnerez en héritage un passé qui donne sa raison d’être au présent. Ils connaîtront la plus belle histoire qui soit, celle de leurs origines. Lorsque les histoires ne circulent plus, l’indifférence s’installe. Là où il y a indifférence, l’amour ne passe pas.
Je laisse à Daniel Mendelsohn le soin de vous encourager à vous imprégner des histoires de famille. « … je croyais et je crois encore après tout ce que nous avons vu et fait, que si vous vous projetez dans la masse des choses, si vous cherchez, vous ferez par l’acte même de chercher, se produire quelque chose qui, sinon, n’aurait pas eu lieu, vous trouverez quelque chose même quelque chose de petit, quelque chose de plus que si vous n’aviez rien cherché pour commencer, que si vous n’aviez pas posé la moindre question à votre grand-père. »
Votre grand-tante
qui vous aime
Alvina