Lettre vagabonde – 10 septembre 2008
Salut Urgel,
L’Art de marcher de Rebecca Solnit est une lecture indispensable pour qui veut connaître l’histoire de la marche à travers les siècles. Du XVIIIe siècle de Jean-Jacques Rousseau au XXIe siècle de Rebecca Solnit, les pas se suivent mais ne se ressemblent pas. Des marcheurs célèbres ont élevé la marche à un art. Ils sont les dépositaires de la culture de la marche. Suivre l’histoire de la marche, c’est s’aventurer dans les valeurs culturelles, spirituelles et politiques par un sentier ouvert sur le monde.
La marche en Occident serait-elle en perte de vitesse depuis l’invention des machines visant la vitesse excessive ? Les raisons de marcher sont nombreuses. La marche est l’un des seuls moyens de déplacement qui se mesure encore en distance. Les autres se mesurent en temps. La marche demeure un des rares moyens de se déplacer à avoir conservé sa dimension humaine. Marcher est une façon d’habiter le monde. Rebecca Solnit marche depuis de longues années et tente de saisir la raison d’être de la marche. Elle explique que « idéalement marcher est un état où l’esprit, le corps et le monde se répondent, un peu comme trois personnages qui se mettraient enfin à converser ensemble, trois notes qui soudain composeraient un accord. »
Jean-Jacques Rousseau fut l’un des premiers à faire l’éloge de la marche. « Je ne puis méditer qu’en marchant; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus et ma tête ne va qu’avec mes pieds. » Rousseau est le précurseur de la marche comme mode de contemplation et exercice de simplicité. William Wordsworth fut l’initiateur de la marche moderne où la découverte de pays et de paysages devient sa raison d’être. Avant Wordsworth, le marcheur s’aventurait plutôt dans les jardins ou à l’intérieur de son domaine. Il a consacré son rôle essentiel dans sa vie et son art. Rebecca Solnit déduit que « marcher pour Wordsworth, est une façon d’être, pas un mode de transport. Les hommes de tous temps ont marché et écrit sur la marche ou se sont laissés inspirés par elle.
Nous possédons d’innombrables modèles de marcheurs, d’hommes libres de leurs mouvements. Ils ont traversé des contrées et nous ont révélé le monde. Mais qu’en est-il des femmes dans l’histoire de la marche ? Cette activité leur fut longtemps interdite. Une femme qui sortait seule ou au bras d’un inconnu dans la ville de Londres au XIXe siècle était passible d’emprisonnement. La reconnaissance des grandes randonneuses s’avère rare. Leurs récits prirent du temps à se rendre jusqu’à nous. Alexandra David-Néel fut l’une des premières à être reconnues. Il m’a fallu longtemps pour découvrir des marcheuses célèbres comme Isabella Bird et Isabelle Eberhardt. Si David Thoreau et Robert Louis Stevenson s’intégraient à notre littérature, les écrivaines marcheuses étaient réduites au silence.
Mon jeune âge fut marqué par la marche. Les filles pouvaient en toute liberté marcher sur les chemins ou en forêt sans courir le danger d’être ciblées comme proie. Par contre, il n’existait pas de modèle féminin dans le domaine. Les premiers marcheurs du village, les quêteux étaient tous des hommes, les personnages de romans également. Très tôt, on a inculqué aux filles le danger de marcher seule dans une ville. L’Art de marcher m’a appris que des femmes ont marché leur vie durant. L’Américaine, Peace Pilgrim, marcha durant vingt-huit ans à travers les États-Unis, le Canada et le Mexique. En neuf ans, elle parcourut à pieds quarante mille kilomètres pour la paix. Ffyona Campbell commença à seize ans son périple autour du monde à pied. C’était toute une marcheuse car elle a réussi à parcourir en quatre-vingt-quinze jours quatre mille huit cents kilomètres. Elle a établi un record mondial.
De multiples raisons nous poussent à marcher. La marche sert autant aux défilés lors de grands événements que de moyens de pression lors de manifestations. L’expression « descendre dans la rue » est associée à la marche de contestation. Le tintamarre à Caraquet lors de la fête nationale des Acadiens, rassemblent des milliers de marcheurs dans les rues. La fête de la Saint-Patrick a son défilé annuel dans les rues d’Ottawa. Il y aura toujours des marcheurs solitaires pour parcourir le monde. Leurs récits nous offrent la vision d’une planète ramenée à sa dimension et à sa nature humaine. Rebecca Solnit envisage la marche comme l’un des beaux-arts. Elle affirme que « la culture de la marche est à bien des égards une réaction contre la vitesse et l’aliénation propres à la révolution industrielle. » Les artistes marcheurs ont immortalisé la marche sur leurs toiles.
Je crois que toute forme de marche s’accroche à la liberté et nous éloigne d’un univers qui n’est plus à la taille humaine. « Le monde n’est plus à l’échelle du corps mais à celle des machines et les muscles sont développés dans des centres d’entraînement. On marche sur des tapis roulants. Le corps physique ne travaille plus, il s’entraîne. » L’auteure de L’Art de marcher avoue que la relation entre les muscles et le monde a disparu au profit de gestes mécaniques sur des machines sophistiquées.
La marche s’inscrit dans un univers culturel, physique et spirituel le long des pages de L’Art de marcher. L’essai se lit comme un récit au rythme des pas sur des airs de liberté. Rebecca Solnit conclut : « La marche est une des constellations clairement identifiables dans le ciel de la culture humaine. Elle comprend trois étoiles, le corps, l’imagination, le monde… » Il est devenu essentiel de marcher pour s’approprier à nouveau l’espace et le temps avant que la vitesse et les machines nous avalent corps et âme. L’Art de marcher un pas en avant dans la compréhension du monde. Bonne randonnée.
Amitié,
Alvina