Lettre vagabonde – 25 décembre 2009
Les rencontres sociales pullulent autour de Noël. Les cases du calendrier se remplissent à vue d’œil. À l’agenda les parties de bureau, d’associations, d’organismes se succèdent et s’entassent. Novembre et décembre voient défiler des Noël de tout genre, en tout lieu, en tout temps. Mais ce sont les rencontres intimes en famille ou entre amis qui se teintent du véritable esprit de Noël.
Elles se font rares les retrouvailles de plusieurs générations autour des préparatifs de Noël ou autour de la table lors du réveillon. Le retour à la maison familiale, celle où nous avons grandi s’avère souvent impossible à cause des déménagements, de l’éloignement ou de ruptures. L’importance d’un lieu où revenir, où retrouver les siens prend toute sa signification lors d’événements comme la fête de Noël. Dans son récit Yonder, Siri Hustvedt médite sur l’apport précieux d’une demeure stable quelque part. « Beaucoup de gens déménagent sans cesse, mais pas mes parents. Cette maison contient mon enfance auprès d’eux avec Liv, Astrid et Ingrid, et je crois que la seule idée de cet endroit nous a donné un sens du territoire, de l’ordre et de la continuité hors du commun. Et c’est cette indiscutable stabilité qui nous a permis à toutes de nous en aller. » Ces lieux de l’enfance possèdent quelque chose de répétitif et de sécurisant. La réalité et l’imagination se sont forgées dans ce chez-soi. Ils ont de la chance les enfants et les petits-enfants qui peuvent se rassembler dans la maison familiale pour célébrer la fête de Noël.
La nourriture occupe également une place essentielle dans les festivités de décembre. Le pâté à la viande est un incontournable dans bien des familles au Nouveau-Brunswick. On le distingue nettement de la tourtière du Québec. Les mets appartiennent à des régions et identifient ses occupants. Ils servent souvent de surnoms aux habitants. Les mangeux de morues, de ployes ou de poutines râpées dévoilent leur lieu d’origine et les situent sur la carte du pays. Un Acadien américain me confiait un jour qu’il restait beaucoup d’Acadien en lui, non par la langue qu’il avait perdue, non par la religion qu’il avait abandonnée, ni par le territoire qu’il avait quitté, mais bien par la nourriture. Il retrouvait les mets identiques à ceux préparés par sa grand-mère lorsqu’il revisitait son pays d’origine.
Je connais une famille qui se réunit toujours à la demeure familiale. Quatre générations combinées autour de la préparation des pâtés à la viande, ça unit son monde, réanime la mémoire, ravive les souvenirs et ça alimente les nouveaux. Un bol à pain ancien bosselé et détamé par endroits, conservé précieusement par l’arrière-grand-mère, sert toujours. La fille y pile les pommes de terre, la petite-fille y dépose la viande. L’arrière-petite-fille du haut de ses dix mois grappille sous la table à même les miettes tombées du bol, des bouts de mémoire. Le bol à pain rappelle les femmes disparues des générations précédentes. Leur travail est évoqué, leur recette conservée. Une précieuse pièce d’héritage que ce bol à pain aux multiples usages qui sert probablement depuis le tout début de X Xe siècle à confectionner des repas autour de rencontres et de souvenirs. Des souvenirs qu’on partage comme les pointes d’un pâté à la viande.
Si Noël s’accroche à une date, il s’accroche également à un lieu et à ses occupants, à une nourriture particulière et à certains objets comme un ancien bol à pain. À une époque où le passé est jeté comme un vieux manteau usé, où les points de repère s’effritent, où la nouveauté tient lieu de dogme, il n’est pas surprenant que tant de mémoires s’embrouillent ou s’éteignent à jamais. L’écrivaine Suzanne Jacob constatait qu’il ne restait plus rien de sa mère quand on avait jeté ses cendres comme tous ses objets.
Incroyable comme ce vieux bol à pain met à l’abri de l’oubli l’histoire d’une famille. Les ancêtres prêtent main forte à l’identité. Les descendants marquent leur territoire. N’est-ce pas de cette manière que s’accomplit la transmission des valeurs essentielles à la croissance physique et émotive des êtres? J’emprunte les propos de Marie-Hélène Montpetit : « … je crois que la transmission peut être un geste amoureux, affectueux, rare, un geste qui nous métamorphose parce qu’on est tout à coup pénétré par la beauté, l’affection, le talent de gens qu’on admire, qu’on aime, qui nous aident à combler nos lacunes et ainsi, nous sauvent de notre propre nuit et de notre ignorance… » Grâce à ce bon gros bol à pain, des générations sont à l’abri de l’oubli. De son côté pratique et utilitaire se dégage un étrange bonheur de vivre, un goût de pain de ménage beurré de mélasse et d’enfance.