Lettre vagabonde – 20 septembre 2006
Chère Marguerite Yourcenar,
À l’Île des Monts-Déserts, une modeste demeure baptisée Petite Plaisance se tient digne et vivante malgré la disparition de sa dernière occupante en 1987. J’ai senti la vie palpiter à l’intérieur lors de mon rendez-vous avec vous à l’été.
Littérature et mémoire font bon ménage à Petite 1Plaisance. Elles occupent toutes les pièces et chacune aboutit miraculeusement dans le présent. Un volume datant du XVIe siècle dans votre bureau recèle autant de vie que les tomates fraîchement cueillies sur le comptoir de la cuisine. Les sept mille volumes de votre bibliothèque retiennent les murs, veillent, debout, telles des sentinelles de la mémoire. Ils ont fermenté vos romans, contes et poésie. Ils ont inspiré vos essais et récits de voyage. Votre écriture a traversé leur temps et hérité de leur souffle.
Vous avez raison de dire : « Quand on parle de l’amour du passé, il faut faire attention, c’est de l’amour de la vie qu’il s’agit; la vie est beaucoup plus au passé qu’au présent. Le présent est un moment toujours très court et cela même quand sa plénitude le fait paraître éternel. Quand on aime la vie, on aime le passé parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine. »
Je ressens pour vos livres ce que vous avez éprouvé pour ceux des autres : « Un livre peut dormir cinquante ans, ou deux mille ans, dans un coin de bibliothèque, et tout à coup je l’ouvre, et j’y découvre des merveilles ou des abîmes, une ligne dont il me semble qu’elle n’a été écrite que pour moi. » Depuis quelques mois, je vous relis, parfois un court extrait et souvent une œuvre en entier.
Une lectrice de l’âge que vous aviez en 1987, à qui j’ai prêté vos écrits m’en remerciait dans une carte où elle avait ajouté dans la page vierge à gauche « Marguerite a-t-elle été heureuse? » Je vous ai laissé lui répondre. N’est-ce pas vous qui avez dit « le bonheur ne se compte pas par instants mais la soudaine conscience que le bonheur nous habite. » Et d’ajouter : « Le bonheur s’il survient, donne brièvement un sens aux choses : une parcelle au moins se sent libérée, sauvée. » Vous avez même écrit un jour : « Bonheur pur qui à d’autres moments pourrait aussi bien être pur malheur. Il suffirait que les mêmes éléments tournassent vers leur face sombre. Dans les deux cas, il y a plénitude, mais celle du bonheur est solaire. »
Avez-vous été heureuse Marguerite Yourcenar? Votre œuvre a dû vous apporter un peu de bonheur puisqu’elle en prodigue encore à ceux et celles qui vous lisent.
Je me rendais à Petite Plaisance vous porter des fleurs de gratitude et d’admiration et vous m’avez offert un jardin de bonheur à explorer. Vous aviez raison de déclarer : « le bonheur, dans le temps ou en ces lieux que l’on tricote d’objets, de personnes, de quelques-unes, où l’on fait provision de curiosité pour alimenter les souvenirs des jours vieillissants. »
Lors d’une entrevue, vous avez répondu ainsi à un chroniqueur : « Si mes livres sont lus et s’ils atteignent une personne, une seule, et lui apportent une aide quelconque, ne fût-ce que pour un moment, je me considère comme utile. » Rassurez-vous Marguerite Yourcenar, vos livres ont atteint une multitude. En suivant votre regard sur le monde, on voit plus grand et autrement. Vos écrits nous rapprochent de qui nous sommes.
Grâce à votre œuvre littéraire, vous ne nous quitterez jamais Marguerite Yourcenar. « On n’enterre pas les immortels », voilà ce que Jean-Denis Bredin disait de vous. Il y aura sûrement d’autres rendez-vous à Petite Plaisance, histoire d’y faire des provisions.
Vos écrits conservent leur place de choix dans ma bibliothèque. Il vous a sûrement fallu consumer du bonheur pour écrire Mémoires d’Hadrien, l’Oeuvre au noir, Alexis et Anna Sorrar. Peut-être avez-vous trouvé l’issu parmi toutes vos questions et autant de réponses : être utile à quelqu’un. C’est peut-être ça le bonheur.
Avec reconnaissance et admiration,
Alvina