Lettre vagabonde – 12 avril 2006
Cher Urgel,
L’air occitan souffle encore sur Lodève et ses environs. Sa littérature occupe une place de choix et la langue parcourt son petit bonhomme de chemin. Le drapeau occitan flotte aux mâts et aux balcons de l’ancienne Occitanie. Il est rare que les êtres humains soient porteurs d’une histoire révolue et persistent à l’exprimer par la langue et la littérature. C’est plutôt la matière issue de la nature ou créée de mains d’hommes qui perpétue l’histoire.
Lodève est incrustée par l’histoire. La cathédrale Saint-Fulcran domine les lieux depuis 975. Son architecture millénaire a résisté au temps et aux invasions. On circule toujours en ses rues caladées avec un ruisseau médian pour les nettoyer à l’aide d’un courant. Le pont de Montifort qui traverse la Soulondre est un pont roman du XIVe siècle. Le centre-ville porte solidement ses constructions de l’époque médiévale. Les dinosaures ont laissé leurs empreintes dans les falaises blanches autour de la ville.
Pour retrouver la trace des êtres humains, il ne reste que des archives et les cimetières. À moins d’être un personnage célèbre dont le nom a été propulsé dans l’immortalité, les millions d’humains qui ont vécu dans la région gisent sous terre. D’ailleurs la planète entière contient plus de morts que de vivants. C’est la raison pour laquelle je visite les cimetières au cours de mes voyages. Il y eut déjà dix-sept cimetières à Lodève. Il n’en reste qu’un si on exclut les tombeaux dans la cathédrale et dans l’église. Il y a bien sûr les dolmens où reposent depuis plus de mille ans les morts sur les monts avoisinants. Chaque congrégation religieuse possédait son cimetière. Il existait également un cimetière réservé aux Juifs, un aux Protestants, un autre aux pestiférés, un aux orphelins et j’en passe.
Dans le cimetière actuel, un espace est réservé aux soldats morts pour la patrie. De petites croix blanches témoignent de la disparition de centaines de jeunes Lodévois. Une section du cimetière est réservée aux Juifs. Les caveaux portent l’étoile de David. Les nombreuses plaques déposées sur les tombes sont en porcelaine et de couleurs vives. Les tombeaux des chrétiens sont aussi recouverts de plaques de pierre ou de marbre où sont inscrits prières et hommages aux défunts. L’ancienne section du cimetière possède des caveaux de la taille d’une petite chapelle. Sur certains, un écriteau indique « À vendre ». La famille peut acheter un lot à perpétuité et c’est indiqué sur les tombeaux. Sinon, après un certain nombre d’années, le lot est mis en vente. En Bretagne, les ossements prélevés sont déposés dans un ossuaire. À Lodève, j’ignore où l’on déménage les morts.
Les cimetières sont de grands livres ouverts sur les événements et l’évolution d’une population. On retrace les années d’épidémies et d’autres cataclysmes. L’apparence des monuments nous donne une idée de la richesse ou de la pauvreté des habitants.
L’histoire ouvre grande ses portes sur les monuments, les fossiles et l’architecture que le temps a préservés et que les fouilles ont ressuscités. Il surgit des entrailles de la terre des secrets qui sont divulgués couche par couche. Toutes ces anciennes reliques au fond de caveaux millénaires qu’on remonte à la surface ne sont-elles pas les traces de nos ancêtres qui dureront plus longtemps que nous ? La tendance actuelle est plutôt de tout réduire en cendre comme si la matière et l’humain n’avait jamais existé. Voilà Urgel, les marques de l’histoire qui me dévoilent Lodève.
L’histoire qui me marque se situe à un autre niveau : les gens dans leur quotidien. Lodève se peuple de nouveaux arrivants. Ils proviennent d’Angleterre, de l’Écosse, du nord de la France autant que de l’Algérie et du Maroc. Les uns s’installent dans le Sud à cause du climat, du prix abordable des habitations ou par l’attrait pour la nature. À ceux-là, s’ajoutent ceux qui ont choisi l’exil et se retrouvent clandestins sur le territoire. On me dit que les sans papiers sont nombreux à Lodève. Les Lodévois sont accueillants. Même une Acadienne comme moi se sent des leurs à peine installée sur leur territoire. Déjà on me donne la main et des habitués me font la bise.
Chacun mène sa vie à Lodève telles des plantes variées d’un même potager. On les distingue par leurs apparences et leurs caractéristiques. Je rencontre des hommes âgés portant tuniques, des femmes recouvertes d’un voile. Au parc, d’autres du même âge jouent à la pétanque. Des adolescents se rassemblent sur les terrains de jeux, jouent au foot ou côtoient les filles dans les rues et sur les bancs publics. D’autres adolescents, flânent au coin des rues ou sur les places. Inlassablement, ils regardent passer les gens et le temps. Ils usent leur jeunesse sur l’immobilité des pierres en attendant je ne sais quoi. Ils écrivent Maroc sur les murs, Algérie sur les bancs.
Il arrive que s’effacent toutes les différences, que les rires, les conversations et les pleurs se ressemblent et que je distingue une seule et belle humanité. Chaque fois que je croise une classe d’écoliers, des tout-petits aux plus grands, je déduis que l’enfance est le plus formidable des dénominateurs communs. La spontanéité, l’innocence et le naturel, à coups de pas sautillants et d’éclats de voix, parcourent les rues en direction du musée, du parc ou de la bibliothèque. Un mille-pattes de bonheur que je me dis. Une petite pointe de nostalgie décrochée de mes souvenirs d’enseignante, me porte à suivre dans les rues de Lodève cette caravane d’imagination et d’insouciance. Je cueille sur les visages souriants des groupes, le soleil éclatant et des lumières d’étoiles. Quelle chance de suivre ces petites boussoles de joie qui empêchent de s’égarer dans le fouillis des lois et des croyances.
Tu sais Urgel, entre la marque de l’histoire et l’histoire qui me marque, il y a la froideur des cimetières et la flamme de l’enfance. Il existe pourtant un lien entre les deux, un lien que Marguerite Yourcenar résume ainsi : « … tout a déjà été vécu et revécu des milliers de fois par les disparus que nous portons dans nos fibres, tout comme nous portons en elles les milliers d’êtres que nous serons un jour. » Et John Saul ajouterait : « La mémoire, ce n’est pas le passé. C’est l’eau dans laquelle on nage, les mots qu’on prononce, nos gestes, nos attentes. »
Au fond l’histoire est un grand jardin où les humains sèment inlassablement la vie, grappillent des parcelles de bonheur et récoltent des fragments de mémoire. Le voyage convoite peut-être le même bonheur en s’aventurant sur les traces de la mémoire.
En toute amitié,
Alvina