L’impitoyable regard des autres sous l’œil avisé d’Élise Turcotte

Lettre vagabonde – 3 mars 2010

À peine ai-je ouvert le dernier livre d’Élise Turcotte que je fus assaillie par une déflagration de mots et d’images. Ils se meuvent dans toutes les directions. Rose Derrière le rideau de la folie est écrit sous forme de journal intime. Sur ton de confidence, on ne s’attend pas à autant d’éclatements. Et comme si les mots ne contiennent pas suffisamment d’explosifs, l’illustrateur Daniel Sylvestre accompagne les textes d’images foudroyantes et de gribouillages alambiqués. L’absence de pagination enlève le dernier repère. L’auteure, Élise Turcotte réussit un nouvel exploit littéraire. Elle attire le lecteur entre les lignes. Il ne lit plus une histoire, il l’imagine. Le jeu des miroirs provoque des retours en arrière où se débat l’adolescence dans tous ses états. Les images qui accompagnent les textes sont des montages astucieux empruntés au sôshi, ces écrits intimes japonais composés de tableaux et de notes.

Rose, la narratrice, est une adolescente de quatorze ans, internée de jour dans un hôpital psychiatrique. Lieu qu’elle préfère à la prison qu’est l’école. Ce constat dit tout. Il révèle autant qu’il dénonce la difficulté, voire le danger de vivre parmi ses semblables. Des semblables à qui l’on ne ressemble pas suffisamment. Rose raconte par éclairs brefs l’état du monde, de son monde : l’anorexie de Julie, la psychose toxique de Trevor et Stéphanie, les troubles obsessionnels, les abus sexuels et la manipulation par les médicaments et la psychologie. Les véritables exclus demeurent les mitraillés d’agressions verbales par leurs pairs. À l’école, Rose est harcelée par les filles parfaites. « Les filles totalement et parfaitement parfaites de l’école privée la pire de toute la ville qui se moquent des cheveux de Rose, qui lui lancent des mots horribles, qui inventent un club anti-Rose », déclare le journal.

La narratrice peint la terreur en phrases camouflées ici et là comme des bombes antipersonnel qui ébranlent les consciences. Les êtres humains se rassemblent sous des bannières, des religions ou des règles. Peu importe la forme et la raison, ils ont tendance à réfuter ce qui ne s’y inscrit pas. De là le rejet. Élise Turcotte saisit l’ampleur et la gravité du problème. Lorsque le silence et le retrait ne suffisent pas à protéger, on tente le camouflage au risque de perdre son identité. L’écrivain brosse un portrait d’une société dépourvue de moyens contre l’intimidation verbale. Si on tente de soigner les victimes, on ignore trop souvent les bourreaux. Il est des âges où l’on réussit mieux qu’à d’autres à se libérer de la violence verbale. Trouver son identité et l’assumer sans se laisser consumer par le regard de l’autre nous assure une place dans la société. Si l’adulte peut se munir de protection en fréquentant qui il veut, il n’en va pas de même chez l’adolescent. Il fréquente qui veut bien de lui. Il se doit d’appartenir à un clan. Si les personnes âgées sont devenues aussi vulnérables que les adolescents sur le plan des relations humaines, c’est qu’elles sont aussi exclues qu’eux. La personne âgée fréquente qui elle peut.

Comme tu vois, l’œuvre d’Élise Turcotte sème à foison des points d’interrogation sur les vastes champs d’exploration de l’être. Le rejet, la différence qui tue est un thème récurrent déjà dans La maison étrangère. L’auteure écrit que le regard de l’autre « avait la capacité de tout détruire et de tout transformer. » Et Rose, de déclarer dans un poème, « Enfin sortie de la prison / où je rasais les murs / en prévision des coups bas / arriver à l’école à l’aube pour ne croiser personne / retourner à la maison ensanglantée… » Les personnages d’Élise tentent de s’en sortir par l’écriture, le journal intime surtout. Un fragment de Le bruit des choses vivantes illustre à merveille la relation de survie qu’elle a avec les mots. « Pour Maria, il s’agit de pénétrer jusqu’au fond des mots. À l’intérieur de chaque mot, il y a des étages, tous ces ponts que l’on doit traverser. Cela ne finira jamais, car nous sommes sur un continent de mots. »

Rose Derrière le rideau de la folie se veut une histoire qui s’adresse aux adolescents. Elle s’inscrit également au rayon des lectures pour adultes. Élise Turcotte développe les thème de la différence, du rejet et de l’écriture comme survie dans la plupart de ses œuvres. Mais l’écrivaine ne se contente pas d’explorer la surface, l’apparent. Sa force, c’est de puiser à même la mythologie et les arts et soutirer des profondeurs autant de métaphores que d’interrogations. Le clin d’œil à Frida Kahlo à deux reprises dans le récit de Rose se trouve déjà dans Pourquoi faire une maison avec les morts. Une toile de l’artiste mexicaine intitulée le cerf blessé, une des préférées de l’auteure, nous ramène à l’Énéide de Virgile. Didon comme les personnages d’Élise erre en forêt ou rêve de s’y perdre. Rose comme Frida, en quête de son identité, se reconnaîtra en forêt de l’errance. « Une partie de moi traînera toujours dans la forêt de la nuit » écrit Rose. L’incipit n’est-il pas un poème extrait du journal éclaté de Frida Kahlo?

L’œuvre d’Élise Turcotte ne cesse de susciter des questionnements et nous révéler à nous-mêmes. Elle impose par sa grande ouverture sur le monde et sa profonde connaissance de l’être. Je la lis surtout pour le plaisir que me procurent son originalité et sa plume remarquable. Connaître Rose Derrière le rideau de la folie c’est reconnaître un peu de soi, au présent ou au passé. Peut-être, après cette lecture, serons-nous plus sensibles à la multitude de Rose qui nous entourent ou à celles que nous fûmes.

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