Les pêcheurs d’éperlans

Lettre vagabonde – 19 janvier 2005

 

Salut Urgel,

Si une partie de la population migre vers le sud en décembre, une autre rêve d’une baie des Chaleurs métamorphosée en Grand Nord. Elle fait sienne les propos du philosophe Pierre Bertrand : «  Il ne s’agit pas de se rendre ailleurs, mais d’habiter autrement l’ici. » Encore faut-il que l’ici se pare d’un tout nouveau visage. La population s’impatiente, attend que la blanche saison s’amène et nous tombe dessus. En notre coin de pays, l’hiver tient promesse et revient, fidèle. Ces gens désirent l’arrivée de l’hiver, ses grands froids et ses eaux glacées.

Si tu rencontres des gens qui s’exclament : « Ah! si la mer peut geler, si la température peut figer un bout à -20º C », tu viens de faire connaissance avec une peuplade bien particulière : les pêcheurs d’éperlans. Ce sont les grands mordus de l’hiver. Rien ne les arrête, ni froid vif ni vent violent ni tempête de neige. La saison glacière les ressuscite.

Dès les premiers six centimètres de glace, nos gitans reprennent l’exode hivernal vers le large. Une procession de cabanes défile sur les routes, juchées dans les boîtes de camionnettes ou attachées sur des remorques. Elle se dirige vers l’embouchure de la rivière Restigouche et l’entrée de la baie des Chaleurs pas chaude du tout en janvier.

En moins d’une semaine, de petits villages s’érigent dans les anses et près des côtes. Les cabanes d’éperlans offrent un abri idéal contre les vents du large, la poudrerie et le froid sibérien. Les plus traditionnelles sont meublées modestement : un banc de chaque côté du trou, un fanal et un petit poêle à bois ou au gaz. Les plus sophistiquées possèdent un ameublement digne des camps d’été : chaises confortables, lampes au gaz et chaufferettes modernes. Le soir, j’aperçois de loin des lueurs faibles émanant d’une étroite fenêtre ou de quelques interstices. D’autres pêcheurs se joignent aux premiers, les sans-abri. À l’aide d’un vilebrequin spécialement conçu pour perforer la glace, ils creusent des trous, s’installent debout ou sur des bancs de fortune, comme des seaux renversés. Ils s’éparpillent sur la glace entre les cabanes et se déplacent au gré des courants et des bancs de poissons. J’ai remarqué récemment l’arrivée de nouvelles habitations en forme d’igloo. Elles sont criantes à côté des autres cabanes. Elles logent sûrement de faux gitans : des touristes.

Tous les pêcheurs d’éperlans sont à la merci de la lune. Elle apporte la marée haute, la retire et en augmente le volume en ses phases nouvelle et pleine. Veux-tu connaître un bon pêcheur d’éperlans? J’ai entendu autant de versions que j’ai rencontré de pêcheurs. Rita, une pêcheuse invétérée – elle en a vu des lunes sur la baie – te diras qu’il faut fréquenter la baie avec passion et le plus souvent possible. Ses problèmes de circulation, son asthme et autres malaises se volatilisent dès que Rita met le pied sur la glace. Et tant que glace il y a, tu peux y rencontrer Rita. Elle s’y connaît en agrès de pêche. Les appâts, les lignes, les hameçons n’ont pas de secrets pour elle. Plus d’un ont reçu ses conseils, ses avertissements et ses semonces. Elle possède un côté hors-la-loi tout autant que celui de garde-pêche.

De nombreuses femmes s’adonnent à la pêche à l’éperlan. La discrimination n’existe pas. Homme ou femme, chacun possède ses trucs pour attraper plus de poissons. Les appâts varient et les uns ridiculisent ou reluquent ceux des autres. J’ai vu des boîtes de sardines ouvertes descendre sur corde dans le trou, des petites boules rouges, du gruau qui flottait à la surface, des graines de maïs broyés et autres céréales flottantes. J’ai aperçu des huîtres fumées, des morceaux d’éperlans, du pain et même des morceaux de morue salée. Et chacun de confirmer l’efficacité de son appât. Quand la pêche n’est pas fructueuse, c’est bien sûr la faute à la marée et on s’en prend directement à la lune. On menace de la décrocher.

L’activité à l’intérieur des cabanes se fait discrète, surtout pour les pêcheurs-pécheurs qui s’adonnent à l’école buissonnière. Ils se cachent de tout œil indiscret tels les éperlans sous la glace. Ils s’offrent quelques heures de guérison afin de prévenir les maladies à venir. D’autres transportent boissons et victuailles, histoire d’augmenter le plaisir.

Les pêcheurs d’éperlans sont tout à leur plaisir, un plaisir en plein air, sain, bénéfique et revigorant. J’admire ces gens qui apprivoisent l’hiver, s’intègrent à la nature et l’occupent en toute simplicité au profit de leur environnement. L’hiver n’est pas une menace pour le pêcheur qui s’habille chaudement et fonce dans la nature.

Quand je marche sur la baie, en raquettes, je rencontre des pêcheurs heureux, avec ou sans poissons. La pêche à l’éperlan permet de profiter de l’hiver. Et sais-tu quoi Urgel? Une espèce rare a attiré l’attention des pêcheurs l’autre jour. Un enfant se baladait sur la glace. Il est si rare de voir des enfants jouer dehors.

Il reste suffisamment d’hivernophiles pour apprécier la saison froide et en profiter surtout. Géo Plein air dans son numéro de février a un très bon reportage sur l’hiver, signé Anne Pélouas. Elle dénonce les médias qui donnent les bulletins météo avec en tête l’hiver et la neige comme des mauvaises nouvelles, une malédiction, voire une agression. À faire lire à William Bourque absolument. Même toi Urgel, qui vis sur les rives de la baie d’Ungava, je ne t’ai jamais entendu parler de l’hiver comme de la période des grandes noirceurs. Toute une question d’attitude?

J’ai dégusté une poêlée d’éperlans que Marie-Claire a pêchés. Un délice à manger sans ajout afin d’en savourer chaque bouchée.

amitiés,

Alvina

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