La France me parle

Lettre vagabonde – 15 mars 2006



Bonjour Urgel,

Quatorze jours à marcher la même ville, à rencontrer les mêmes gens et à observer attentivement donnent le pouls de Lodève en ses moindres battements. Mon lien avec elle se fait plus intime. Je ne suis plus tout à fait une touriste. La preuve, on me demande un renseignement et je le donne. Je n’ai pas à répondre que je ne suis pas d’ici. Même que j’ai pris certaines habitudes et déconnecté des anciennes. Je fréquente une autre moi.

Le pouls de la ville bat dans mes veines. Mon oreille se fait à la langue arabe parlée par la forte population maghrébine de Lodève. Je sais distinguer les uns des autres par leurs poignées de main, les embrassades, les vêtements et leur panier de provisions. Déjà, j’ai apposé ma signature sur maintes pétitions : pour le maintient du « Festival de poésie Voix de la Méditerranée ». Des femmes-sandwichs circulaient au marché en guise de manifestation contre les coupures dans le budget culturel. Une autre pétition « Pas d’OGM dans mon assiette » semblait me concerner de près. Le feuillet dénonçait l’effet néfaste du colza transgénique au Canada. Me voici donc en accord avec les faucheurs volontaires. La tâche consiste à faucher les champs de culture OGM.

L’écrivain marcheur Jean-Claude Boulès souligne que « Rien qui ne fasse mieux connaître les relations d’un pays avec les aliments, les traditions domestiques et les coutumes qu’une visite au marché du lieu où l’on séjourne. » J’y ai consacré deux samedis. Le jeune vendeur d’olives me salue déjà comme si on était de vieilles connaissances. Les olives, j’adore, surtout celles farcies aux amandes et à l’ail. Le marchand de vin me compte parmi ses habitués et m’en apprend long sur les vins du Languedoc-Roussillon. Les Bordeaux n’ont qu’à se tenir loin. L’agneau et le porc n’ont pas de secret pour les marchands de viande. Ils élèvent et nourrissent les animaux qu’ils nous vendent. Ils nous vantent leur savoir-faire. Malgré la menace de la grippe aviaire, la volaille se vend bien; poulets, cailles, pintades, canards, oies se retrouvent dans les larges paniers à provisions. Le coutelier semblait tout fier que je reconnaisse la valeur des ses laguioles. J’ai eu droit à une démonstration d’affûtage et de polissage en règle. Il m’a même montré une collection raffinée et chère qu’il réserve aux touristes m’a-t-il confié, surtout aux riches Anglais. Il faut dire que les Anglais sont nombreux dans la région. Ils possèdent même leur propre agence immobilière à Lodève et sont propriétaires d’une série de villas à louer. Au marché, de longues tables étalaient encore des vêtements d’hiver, des tapis d’orient et de grands voiles de couleurs vives. De gigantesques marmites dégageaient les arômes des mets du terroir. Ça sentait bon les épices et les tomates autour des plats de poissons, de pâtes et de légumes. Les fines herbes poussent juste à côté, dans les garrigues. Il paraît que marcher dans ces sentiers-là c’est respirer tous les parfums de la terre.

Déjà, j’ai assisté à trois événements culturels. Une soirée de lecture où la comédienne Isabelle Peuchlestrade a transmis de sa belle voix des textes d’Alessandro Barrico et de Musset. L’événement était organisé par les Amis du Moulin à Paroles. Imagine-toi Urgel, que j’ai rencontré là une auditrice que j’avais accueillie chez moi déjà. Le monde est petit. Les 9 et 10 mars étaient consacrés au Festival Printemps des Poètes. Un comédien accompagné d’un violoniste a lu du Pessoa, Aragon et Michaux. Ça se déroulait dans une salle aux allures médiévales, le plafond haut chapeautant des murs de pierres. C’est au même endroit le lendemain que j’ai écouté les poètes Patrick Dubost, Josyane de Jesus-Bergey, Silvan Chabaud et Enan Burgos. Certaines lectures étaient en arabe, en catalan ou en espagnol. Josyane de Jesus-Bergey m’a impressionnée par la qualité de ses textes. Après une agréable conversation avec elle, j’ai acheté son recueil bilingue, français arabe dont voici un extrait :

« Les toits se retiennent à la roche
les masures tentaculaires avancent
le vertige n’est pas au bord de la montagne
mais au fond de notre cœur »

La poésie est très présente à Lodève. Elle attire des milliers de visiteurs chaque année. Sur l’édifice en face de la Bibliothèque municipale, on peut lire en gros caractères des extraits de poèmes.

Le jour me révèle un Lodève expressif et animé. J’ouvre l’œil sur l’intérieur des maisons. Je parcours les rues. Mes escales régulières au Salon de thé le Soleil bleu me permettent d’écouter des conversations plus étoffées, que celles entendues dans les commerces. Des parents s’y arrêtent avant d’aller chercher leurs enfants à l’école tout près. Je prends le pouls de l’éducation ainsi que celui de la culture. Plusieurs artistes et artisans vivent de leur art à Lodève. J’ai visité l’atelier de reliure de Didier Huet. Il fabrique de jolis carnets de reliure artisanale. Les bibliothécaires lui passent beaucoup de commandes. Il m’informe que ses collègues s’arrangent bien aussi. J’ai déjà choisi ma librairie parmi les trois visitées. C’est celle à côté de la rue du Puits où le libraire est un passionné de livres d’art. Il m’a obtenu un volume sur la marche en moins de trois jours.

Si le jour m’offre un visage animé, la nuit, Lodève est un tombeau. On a coutume de dire d’un endroit désert qu’on n’y voit pas un chat. À Lodève, seuls les chats sortent la nuit. Leurs cris brisent le silence et leurs miaulements prolongés dans la profondeur de l’obscurité ressemblent aux sanglots d’enfants désespérés ou violentés. Je n’arrive pas à m’y faire. Au matin, lorsque je revois le chat blanc et noir, nerveux, maigre et boiteux, je suis soulagée de le retrouver vivant. Je me dis qu’un de ces jours, le gros chat jaune aura raison de lui. À Lodève la nuit, le temps coule à même la cloche de la cathédrale Saint-Fulcran. Elle égrène les heures et annonce les demis. Un lent battement du cœur du temps pour accompagner les insomniaques.

Je ne viens pas habiter un pays. Je reviens au pays qui m’habite. La France parle un langage qui me définit et me révèle à moi-même. Alain de Botton a su mieux que moi expliquer ce sentiment.

« Nous pouvons priser les éléments étrangers non seulement
parce qu’ils sont nouveaux, mais aussi parce qu’ils semblent
mieux s’accorder avec ce que nous sommes, aimons et
désirons que tout ce que notre pays pourrait nous offrir. »

Je te laisse pour aller tremper mon regard dans les reflets de l’éclatante lumière du jour. Van Gogh avait raison, la lumière du sud de la France donne une luminosité qui pénètre le paysage tout entier. Son éclat m’oblige à porter mes verres fumés.

En toute amitié

Alvina

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