Cette mémoire qui nous dépasse

Lettre  vagabonde – 28 mai 2003

Salut Urgel,

 

As-tu déjà réalisé que tu portes en toi des siècles d’existence? Si je philosophe sur le sujet, c’est la faute à J.M.G. Le Clézio. Des existences se succèdent de génération en génération. Elles sont calquées sur l’intelligence de l’un et sur une gestuelle de l’autre. Qui sait si ta démarche n’est pas la réplique exacte de celle d’un grand-oncle? Ce dernier ne ressemblait-il pas par tous les traits du visage à son arrière-grand-mère? Incroyable, ces séquences de vies imbriquées les unes dans les autres. Nous sommes les maillons d’une même chaîne. Ou encore, nous sommes probablement fusionnés aussi solidement qu’une goutte d’eau à une autre dans l’océan.

À la suite de la lecture d’un entretien avec Le Clézio dans Magazine littéraire, je me suis procuré la dernière œuvre de l’auteur. Connais-tu cet écrivain? Bon nombre de ses romans se rapprochent des récits de voyage. Son dernier, « Révolutions » aborde un aspect particulier de l’errance. C’est l’errance à travers le temps. Il nous invite à voyager au pays de son ancêtre par l’entremise de la mémoire. Je dirais que le personnage principal, c’est la mémoire. Elle s’agite et ressurgit à travers tous les personnages du roman.

L’œuvre de Le Clézio déborde de révélations autant que de révolutions. La trame de l’histoire est un grand miroir qui renvoie moult images du passé. Un passé qui déjà, contient nos empreintes. Il nous révèle, nous réalise aussi. Inconsciemment nous l’effleurons. Le passé nous habite avec intensité malgré son apparente discrétion.

Dans son roman à connotation autobiographique le narrateur vit une expérience particulière au contact de sa grand-tante Catherine. La tante avait choisi Jean pour lui donner sa mémoire. Et quelle mémoire! La tante Catherine en avait plein la tête et plein les coffres. En voici une description :

« Elle avait des trésors inépuisables pas seulement des mots mais

des choses aussi, des bouts d’os, des cailloux, des pièces limées, des

scories qu’elle extrayait du fond de ses tiroirs pour les montrer un

par un, comme s’ils étaient autant de clefs aux mystères du passé.

Parfois elle trouvait de jolies choses, un petit chien en bronze qui

avait servi de presse-papiers à son père […] Une montre arrêtée,

un encrier sur lequel était écrit : « À Monsieur Charles Marro, la

population de l’Ile de la Réunion reconnaissante 1860. »

Si j’arrivais à remonter la mémoire par l’entremise de personnes qui me livreraient leurs secrets, crois-tu que j’aurais ma part de révélations Urgel? Si j’ouvre la porte close d’une chambre obscure du Foyers de soins? Si j’ouvre grand les yeux et les oreilles pour inviter les langues à se délier, les coffres à s’ouvrir, jusqu’où je voyagerais dans le temps? Est-il trop tard pour nous Urgel d’entreprendre le grand voyage dans la mémoire des parents et des grands-parents?

Je crois que nous sommes devenus des assassins du temps. Sous prétexte de se revêtir du présent, nous enterrons et oublions le passé qui nous identifie. Nous le réfutons même. Nous oublions grâce à qui nous sommes devenus et avec qui nous sommes venus.

L’œuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio se veut un hommage à la mémoire issue des générations et transmise par elles. Voici comment il en proclame la valeur essentielle :

« La mémoire n’est pas une abstraction pensait Jean.
C’est
une substance, une sorte de longue fibre qui s’enroule autour
du réel et l’attache aux images lointaines, allonge ses vibrations,
transmet son courant jusqu’aux ramifications nerveuses du corps. »

La mémoire a de l’avenir. Si elle n’en a pas, nous non plus. À nous d’en devenir les porteurs et les porteuses. Afin que la vie ait de la pensée dedans, il est nécessaire de reconnaître le passé. Laissons donc aux machines le bouton « supprimer ». Utilisons le « rappeler » plus souvent et nous vivrons pleinement à tous les temps.

Voilà pour mes élucubrations philosophiques Urgel. Je te laisse pour retourner à la cueillette de têtes de violon.

À la prochaine,

Alvina

1 commentaire

  1. Salut Alvina,
    À la question: « Est-il trop tard pour nous d’entreprendre le grand voyage dans la mémoire des parents et des grands-parents? », j’ai bien peur, pour ma part, qu’il faille répondre par l’affirmative à moins d’avoir un certain nombre de documents de première main. Personnellement, j’ai dû compter sur cousins et cousines pour obtenir quelques photographies de mes parents avant ma naissance, plonger dans mes propres souvenirs, point d’écrits ou d’objets. Négligence peut-être, coup du sort, quoi qu’il en soit, ce fut tabula rasa avec l’exil que j’ai connu si je puis m’exprimer ainsi. Je l’ai raconté dans un récit adressé à mes enfants, ce qui reste de mes ascendants, ce sont les rires, les émotions, les blagues et les chansons, les Noël et Jour-de-l’An, la religion, la bienséance, la vie. Qu’y aura-t-il de mémoires dans quelques années, quel sera l’héritage? La question peut être posée, mais de réponse, point. Reste à prendre la vie en philosophe, c.-à-d. raisonner et se rapprocher de qui sait, Spinoza, S. Bouchard, Toi-même Alvina, la Nature et se faire une idée, une conscience et agir en conséquences

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