Abattre des arbres, semer des idées

Lettre vagabonde- 10 décembre 2008

Cher Urgel,

Ça y est. J’ai pris la décision. J’ai accepté de faire abattre trois épinettes géantes situées à la lisière des deux propriétés. C’est le voisin qui est content. Il craignait pour sa grange, son garage et ses entrepôts. Les arbres sont dangereux entend-t-on souvent dire. La ville de Saint-Quentin a rasé tous ses arbres. Les cimetières de Campbellton et Charlo se sont vus dépouillés de leurs fidèles gardiens. On ne sait jamais ce qui peut arriver même chez les morts. Allez donc y comprendre quelque chose.

Dangereux les arbres? Possible. Les humains aussi représentent un danger tout comme les animaux sauvages et les chiens attachés. Je me dis que si on continue d’abattre tout ce qui peut représenter un danger, il n’y aura pas de fin au massacre. La preuve nous en est donnée chaque jour. Je constate que les villes francophones ont tendance à être dépouillées d’arbres tandis que les villes anglophones cohabitent pacifiquement avec eux. Serait-ce le sang du bûcheron qui persiste à couler dans les veines? Les branches mortes des épinettes ont signé leur arrêt de mort. Ces arbres pouvaient effectivement représenter un danger.

Comment faire tomber trois géants de plus de trente mètres encerclés de bâtiments. J’ai trouvé l’ouvrier idéal. La tâche lui allait comme un gant. Pierre est un homme à tout faire pour gagner sa vie mais qui se refuse à des tâches qui le lui en feraient perdre les valeurs. Pierre connaît les arbres et vit en harmonie avec la nature. Il y puise ce dont il a besoin dans un grand respect. J’avais affaire à un homme à la pensée ramifiée comme les branches d’épinettes, aux aspirations aussi élevées que leurs cimes et au corps robuste de celui qui a su braver autant d’intempéries que mes trois géants. C’était l’homme tout désigné, le seul digne d’abattre les épinettes. J’ai rarement vu autant d’agilité pour grimper aux arbres, s’insinuer entre les branches pour y accrocher les cordages. On aurait dit un écureuil volant ou un ours fringant. Il manie avec habileté la scie à chaîne et les cordages de tension. La fendeuse s’est essoufflée avant lui.

Il n’y a pas que les outils que Pierre manipule avec dextérité. Il manie les idées avec les connaissances du chercheur et les incertitudes de celui qui s’interroge. Il est conteur, poète, artiste et sculpteur. Ses totems en sont de beaux témoignages. Homme à tout faire mais à réfléchir à tout également. Sa pensée s’accorde au rythme de son corps, toujours en effervescence, en mouvement et en errance. Esprit nomade, les grands espaces sont nécessaires à ses multiples métiers comme à ses idées. On le retrouve tout à tour guide de pêche sur la rivière Matapédia, guide de chasse au chevreuil et à l’orignal. Trappeur en saison, il connaît les habitudes du pékan, l’habitat du lynx. Son fumoir donne le meilleur saumon fumé de la région.

Les arbres sont tombés, leurs troncs sciés et les bûches bien cordées. Les branches se sont consumées dans un immenses brasier qui fumait encore les jours suivants. En disparaissant, les arbres ont emporté la scène que je contemplais de la fenêtre de ma chambre. Je n’accrocherai plus mon regard ni mes rêveries aux cimes des épinettes qui m’apaisaient et m’inspiraient. Pierre m’a offert de quoi me consoler de la perte de mes arbres. Il a ouvert le rideau sur une autre scène où circuleront la nuit Jupiter, Vénus, la lune et les étoiles. « La perte comme la souffrance aident à grandir et ouvrent sur d’autres découvertes » m’assure-t-il.

Pierre s’est taillé une place dans la nature. Sa demeure a pignon sur la rivière Matapédia et les Appalaches. Il circule dans les forêts des hauts plateaux avec l’aisance des animaux sauvages. Il me rappelle Rick Bass, se rapproche de Sylvain Tesson et Isabelle Eberhardt. Leurs idées pourraient s’insérer aux différents chapitres d’un même livre. Sans doute suis-je sensible aux récits d’aventures coulés dans le courage et la quête, aux rencontres avec ces voltigeurs de hauts risques et de défis. Leurs mots sont porteurs de la nature sauvage dont ils sont des amoureux fougueux. Ils m’en dévoilent les mystères. Pierre écrit aussi quand l’esprit cherche à errer plus loin que le corps. Ce coureur de bois et d’idées habite poétiquement la terre.

Et devine quoi Urgel, le voisin a promis de planter trois jeunes épinettes à la place des disparus au printemps prochain.

Amitiés,

Alvina                                                                                                                                                                                                          

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